Brienne et son château
Brienne et son château1
Dans le plus beau jour du monde,
A Brienne consacré,
Quand son nom est célébré
Par vos santés, à la ronde ;
Je chanterai de nouveau,
Si votre voix me seconde,
Je chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.
Voyez ce lieu délectable,
Où les bons mets, les bons vins
A vos désirs incertains
Offrent un choix agréable.
Comus donna ce projet,
Pour placer les dieux à table,
Du plus beau temple qu’il ait.
Au salon si je vous mène,
Vous admirerez encor,
Non pas la pourpre ni l’or
Qu’étale une pompe vaine,
Mais une noble grandeur
D’où l’œil s’arrache avec peine,
Symbole d’un noble cœur.
D’une plus grande richesse
Brienne embellit ces lieux :
Objets doux et gracieux,
Belle et brillante jeunesse,
Pour le cœur et pour les yeux
Source d’une double ivresse,
Intérêt délicieux.
D’un temple de Thalie
Il a tracé les contours ;
Le ton du monde et des cours
A l’art de Baron s’allie ;
Le vice et les préjugés,
Enfants de notre folie,
En riant sont corrigés.
Des lieux où la trompe sonne,
Je vois sortir à grands flots
Chiens et chasseurs et chevaux,
Que même ardeur aiguillonne ;
Diane apprête ses traits
Comme la fière Bellone,
Pour les monstres des forêts.
La déesse bienveillante
Pour ses utiles vassaux,
Respecte dans leurs travaux
La culture diligente :
Elle garde les bienfaits
Que chaque saison enfante,
De Bacchus et de Cérès.
C’est vainement que l’histoire
Vante ces donjons fameux,
D’où les maîtres orgueilleux
Dominaient leur territoire ;
Sur ces lieux qu’on admira,
On nous en a fait accroire ;
Brienne l’emportera.
Trop souvent le brigandage
De ces seigneurs châtelains
A leurs champêtres voisins
Portait la mort et l’outrage ;
Le maître des mêmes lieux
En fait un plus digne usage ;
N’y veut voir que des heureux.
Ces preux, je veux bien le croire,
Parlaient peu, mais buvaient bien ;
Au lieu d’un doux entretien,
Ils s’endormaient après boire.
Bacchus, tes plus beaux présents,
Ceux à qui tu dois ta gloire,
Ne font qu’éveiller nos sens.
Les femmes irréprochables
De ces nobles chevaliers,
N’en déplaise aux romanciers,
Étaient plus sages qu’aimables.
Et dans celle-ci je vois
Vertus et dons agréables ;
Tous les charmes à la fois.
Chez eux la grosse opulence
Effrayait la volupté,
Jamais leur simplicité
Ne fut que de l’ignorance ;
Ici l’on sait réunir
Et le choix et l’abondance,
Les biens et l’art d’en jouir.
C’est la demeure nouvelle
D’une aimable déité,
La noble hospitalité
Dont la faveur nous appelle,
Qui, pour verser ses bienfaits,
A pris l’air d’une mortelle,
De Brienne a pris les traits.
Puisque ce séjour abonde
En biens, en plaisirs si grands,
Revenonsy tous les ans
De tout autre lieu du monde ;
J’y chanterai de nouveau,
Si votre voix me seconde,
J’y chanterai de nouveau
Et Brienne et son château.
- 1Autre titre : Chanson faite à Brienne, à la prise de possession du nouveau château, le jour de Saint Louis, fête du comte de Brienne ; par l’abbé Morellet. (M.) Le château de Brienne, dont il ne restait vers 1753 qu’un vieux pavillon en ruines ouvert à tous les vents, fut reconstruit dans des proportions grandioses par le comte de Brienne, cadet de la famille, qui avait épousé la fille du riche financier Clémont. Il était habité par le comte et par son frère, l'abbé de Brienne, futur ministre de Louis XVI. L’auteur de la chanson, l'abbé Morellet, qui fut l’un des hôtes assidus de cette demeure princière, en a rappelé les splendeurs dans ses Mémoires : « Beaucoup de gens de Paris et de la cour et toute la campagne abordaient à ce château ; on y chassait, on y jouait la comédie. Un cabinet d’histoire naturelle, une bibliothèque riche et nombreuse, un cabinet de physique et un physicien démonstrateur de quelque mérite (Deparcieux) venant de Paris et passant là six semaines ou deux mois pour faire des cours aux dames ; tout ce qui peut intéresser, occuper, distraire, se trouvait là réuni. La magnificence se déployait surtout aux fêtes du comte et de la comtesse, il se trouvait alors au château quarante maîtres, sans compter la foule des campagnes voisines ; et des concerts, des musiciens venus de Paris, des danses, des tables dressées dans les jardins, des vers et des chansons par l’abbé Vanmall, grand vicaire de l’archevêque et par moi, la comédie, accompagnée de petits ballets ou dansaient la jeune et jolie madame d’Houdetot et madame de Damas et d’autres personnes, donnaient à Brienne l’éclat et la magnificence de la maison d’un prince. Je rappelle les chansons, non pour la place vraiment modeste qu’elles méritaient dans ces fêtes, mais parce que j’en ai retrouvé une qui donnera peut être quelque idée du mouvement de cette grande maison et de l’état qu’y tenaient les maîtres. » (R)
Raunié, IX,163-67