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Avis au public

Avis au public1
Le sieur Villette, dit marquis2 ,
Successeur de Jodèle,
Facteur de vers, de prose et d’autre bagatelle,
Au public donne avis
Qu’il possède dans sa boutique
Un animal plaisant, unique,
Arrivé récemment
De Genève en droiture,
Vrai phénomène de nature,
Cadavre, squelette ambulant.

Il a l’œil très vif, la voix forte,
Il vous mord, vous caresse, il est doux, il s’emporte.
Tantôt il parle comme un dieu,
Tantôt il parle comme un diable ;
Son regard est malin, son esprit est tout feu.
Cet être inconcevable
Fait l’aveugle, le sourd, et quelquefois le mort.
Sa machine se monte et démonte à ressort,
Et la tête lui tourne au surnom de grand homme ;
Tel est l’original en somme,
On le verra tous les matins
Au bout du quai des Théatins.

Par un salut profond, beaucoup de modestie,
Les grands seigneurs paieront leur curiosité ;
Porte ouverte à l’Académie,
A tous acteurs de comédie
Qui flatteront sa vanité
Et voudront adorer l’idole.
Les gens mitrés portant étole
Le verront, mais de loin, moyennant une obole,
Pour éviter ses griffes et ses dents ;
Tout poète entrera pour quelques grains d’encens3 .

  • 1A propos de l’arrivée de Voltaire à Paris. (M.) — « C’est le 10 février, est-il dit dans l’Espion anglais, qu’après plus de vingt-sept ans d’absence cet homme célèbre rentra dans Paris. Il descendit à l’hôtel du marquis de Villette, au coin de la rue de Beaune, et dès le matin ce fut chez lui un concours de monde prodigieux. Il resta toute la semaine en robe de chambre et en bonnet de nuit ; il reçut ainsi la cour et la ville. La marquise de Villette et Mme Denis tenaient le cercle et faisaient les honneurs… Rien de plus flatteur que la sensation que produisit son arrivée. Les grands, les femmes les plus distinguées et les plus aimables, les gens de lettres, les artistes, les amateurs en tout genre s’empressaient de lui rendre hommage. »  - Grimm se fait également dans sa Correspondance l’écho de l’enthousiasme général. « Non, s’écrie-t-il, l’apparition d’un revenant, celle d’un prophète, d’un apôtre, n’aurait pas causé plus de surprise et d’admiration que l’arrivée de M. de Voltaire. Ce nouveau prodige a suspendu quelques moments tout autre intérêt ; il a fait tomber les bruits de guerre, les intrigues de robe, les tracasseries de cour, même la grande querelle des Gluckistes et des Piccinistes. L’orgueil encyclopédique a paru diminué de moitié, la Sorbonne a frémi, le Parlement a gardé le silence, toute la littérature s’est émue, tout Paris s’est empressé de voler aux pieds de l’idole, et jamais le héros de notre siècle n’eût joui de sa gloire avec plus d’éclat si la cour l’avait honoré d’un regard plus favorable ou seulement moins indifférent. » - Enfin, le comte de Ségur confirme ce témoignage dans ses Mémoires : « Il faut avoir vu à cette époque la joie publique, l’impatiente curiosité et l’empressement tumultueux d’une foule admiratrice pour entendre, pour envisager et même pour apercevoir ce vieillard célèbre, contemporain de deux siècles, qui avait hérité de l’éclat de l’un et fait la gloire de l’autre ; il faut, dis-je, en avoir été témoin pour s’en faire une juste idée. C’était l’apothéose d’un demi-dieu encore vivant ; il disait au peuple avec autant de raison que d’attendrissement : Vous voulez donc me faire mourir de plaisir. En effet, la puissance de si nombreux et de si touchants hommages était audessus de ses forces ; il y succomba et l’autel qu’on lui dressait se changea promptement en tombeau. » (R)
  • 2Il ne faut pas croire que dans ce pays-ci il y ait aucune gloire sans contradiction ; les épigrammes se mêlent toujours aux louanges. M. de Voltaire a trop d’ennemis pour cesser d’être en butte à leurs traits dans aucun moment de sa vie, et le plus beau est toujours le plus attaqué. Voici des vers qui ont couru contre M. de Villette et contre lui, et qui ont été avidement recueillis. Je ne me fais point de scrupule de les transcrire, parce qu’ils sont plus malins que méchants, et que d’ailleurs ces sortes d’attaques, en amusant la curiosité, sont à peu près sans conséquence (La Harpe)
  • 3Cette pièce inspire à l’auteur de l’Espion anglais la remarque suivante : « Tout n’était pas rose cependant pour Voltaire ; s’il était accablé d’une multitude de pièces de vers louangeurs et fades, il y avait des gens qui cherchaient à aiguiser ces douceurs par des écrits plus piquants ; il recevait beaucoup de lettres anonymes destinées à empêcher que son amour‑propre ne s’exaltât trop. Entre ces satires, qui ne valaient pas toujours mieux que les éloges, il faut en distinguer une intitulée Avis important, où il y a beaucoup de sel et malheureusement trop de vérité. On y relève avec adresse les ridicules et les défauts de ce grand homme. » (R)

Numéro
$1446


Année
1778




Références

Raunié, IX,157-59 - La Harpe, CL, t.II, p.213-14 - Hardy, V, 365 -  Poésies satyriques II, p.185 - Choix d'épigrammes, p.197