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Mademoiselle le chevalier d'Éon

Mademoiselle le Chevalier d’Éon1
Du chevalier d’Éon
Le sexe est un mystère ;
L’on croit qu’il est garçon,
Cependant l’Angleterre
L’a fait déclarer fille
Et prétend qu’il n’a pas
De trace de béquille
Du père Barnaba.

Jadis il fut garçon,
Très brave capitaine ;
Pour un oui, pour un non,
Chacun sait qu’il dégaine.
Quel malheur, s’il est fille !
Que ne ferait-il pas
S’il avait la béquille
Du père Barnaba ?

Il est des francs-maçons
Un très zélé confrère,
Sachant de leurs leçons
Les plus secrets mystères.
Pour le coup, s’il est fille,
Plus on n’en recevra,
Qu’on n’ait vu la béquille
Du père Barnaba.

Il fut chargé, dit-on,
D’ordres du ministère ;
On lui donna le nom
D’un extraordinaire ;
Ah ! parbleu, s’il est fille,
Qui lui va mieux que ça,
Si ce n’est la béquille
Du père Barnaba.

Pour ses amusements
Il a fait vingt volumes
Touchant le droit des gens,
Dont il sait les coutumes.
Quoique avocat habile,
Il ne sait pourtant pas
Le droit de la béquille
Du père Barnaba.

Qu’il soit fille ou garçon,
C’est un grand personnage,
Dont on verra le nom
Se citer d’âge en âge ;
Mais pourtant, s’il est fille,
Qui de nous osera
Lui prêter la béquille
Du père Barnaba ?

Quoiqu’il ait le renom
D’être une chevalière,
Il paya la façon,
Aux yeux de l’Angleterre,
D’une petite fille ;
Ce qu’on ne ferait pas
Sans avoir la béquille
Du père Barnaba.

  • 1 - « Si vous me passez un peu de gravelures à cause du carnaval, écrivait Métra dans sa Correspondance, je vous transcrirai une chanson gaie et qui nous amuse beaucoup ici, sur le personnage intéressant qu’on appelle assez plaisamment Mademoiselle le Chevalier d’Éon. » (R) - Charles d’Éon de Beaumont (1728 1810), agent secret diplomatique, chargé par le gouvernement de Louis XV de différentes missions à l’étranger, et qui fut tour à tour guerrier et diplomate, mâle à Londres et femelle à Paris, provoqua par ses aventures et ses travestissements la curiosité de ses contemporains, qui inclinaient à le regarder comme une femme. Déclaré demoiselle par ordonnance de Louis XV, d’Éon avait été autorisé à paraître à Versailles et à Paris à condition de porter les habits de son sexe. « Son maintien, ses gestes, toutes ses habitudes et principalement ses propos contrastent merveilleusement avec sa nouvelle façon d’être, remarquait Grimm, et quelque simple, quelque prude que soit sa grande coiffure noire, il est difficile d’imaginer quelque chose de plus extraordinaire, et, s’il faut le dire, de plus indécent, que Mlle d’Éon en jupe. Je serai, disait-elle l’autre jour à une dame qui voulait lui donner des conseils, je serai sage sans doute ; mais pour modeste cela m’est impossible. N’est il pas étrange qu’après avoir été si longtemps capitaine de dragons, je finisse par être cornette. » L’auteur de l’Espion anglais était de l’avis de Grimm : « Il faut convenir, écrivait il, qu’elle a encore plus l’air d’être homme depuis qu’elle est en femme. En effet, on ne peut croire du sexe féminin un individu qui se rase et a de la barbe, qui est taillé et musclé en hercule, qui saute en carrosse et en descend sans écuyer ainsi que le cavalier le plus leste, qui monte les marches d’un escalier quatre à quatre, qui pour s’approcher du feu, avance son fauteuil les mains entre ses cuisses ; en un mot, qui satisfait ses petits besoins en homme. Du reste, le son de sa voix, son ton, ses gestes, ses manières, tout son extérieur dément en elle son vêtement ; on est tenté de penser que c’est une mascarade ; elle semble chercher elle-même à accréditer cette opinion par le ridicule de son costume. » Toutefois, l’auteur de l’Espion anglais ne se prononçait pas catégoriquement ; après avoir exposé à son correspondant les raisons pour et contre, il lui laissait le soin de trancher la question : « Voyons, concluait-il, si vous oseriez résoudre actuellement, en pesant les probabilités de chaque côté, ce problème singulier qui divise aujourd’hui non seulement Paris et la France, mais les concitoyens mêmes de Mlle d’Éon, ses amis, ses parents, dont la plupart semblent encore incertains sur cet objet. » Aujourd’hui le problème se trouve résolu par le procès-verbal d’autopsie du chevalier qui ne laisse aucun doute sur sa qualité d’homme.

Numéro
$1442


Année
1778




Références

Raunié, IX, 145-48 - Mémoires secrets, X, 315-18 - CSPL, V, 413-14