Réponse à l’anonyme de Vaugirard
Réponse à l’anonyme de Vaugirard1
Je fais, monsieur, beaucoup de cas
De cette science infinie
Que, malgré votre modestie,
Vous étalez avec fracas
Sur le genre de l’harmonie
Qui convient à nos opéras2
;
Mais tout cela n’empêche pas
Que votre Armide ne m’ennuie.
Armé d’une plume hardie,
Quand vous traitez de haut en bas
Le vengeur de la mélodie,
Vous avez l’air d’un fier-à-bras ;
Et je trouve que vos débats
Passent, ma foi, la raillerie ;
Mais tout cela n’empêche pas
Que votre Armide ne m’ennuie.
Votre style est plein d’embarras ;
De vos peintres la litanie,
Sur leurs talents, votre fatras,
Sont une vaine rapsodie,
Un orgueilleux galimatias,
Une franche pédanterie ;
Et tout cela n’empêche pas
Que votre Armide ne m’ennuie.
Le fameux Gluck, qui dans vos bras
Humblement se jette et vous prie,
Avec des tours si délicats,
De faire valoir son génie,
Mérite sans doute le pas
Sur les Amphions d’Ausonie ;
Mais tout cela n’empêche pas
Que votre Armide ne m’ennuie.
- 1A propos de l’article publié par l’anonyme de Vaugirard sur le drame héroïque d’Armide, œuvre de Quinault, remise en musique par le chevalier Gluck, qui avait été représentée pour la première fois à l’Académie royale de musique le 23 septembre. — Le compositeur allemand Gluck, grâce à l’influence du bailli du Rollet et à l’intervention de Marie-Antoinette, son ancienne élève, avait obtenu en 1774 de faire représenter son Iphigénie en Aulide à l’Opéra, et il occupait presque seul depuis cette époque le théâtre de l’Académie royale, lorsque Piccini, maître de chapelle du roi de Naples, fut appelé à Paris par Mme du Barry Une rivalité violente ne tarda pas à se produire entre les deux musiciens, à l’occasion de l’opéra de Roland auquel ils travaillaient concurremment, et elle éclata ouvertement à la suite d’une discussion entre Suard et Marmontel, discussion provoquée par une plaisanterie faite au sujet du Roland de Piccini dont Marmontel avait arrangé les paroles. (R) « Depuis ce moment fatal, écrit Grimm, la discorde s’est emparée de tous les esprits, elle a jeté le trouble dans nos académies, dans nos cafés, dans toutes nos sociétés littéraires. Les gens qui se cherchaient le plus se fuient ; les dîners même qui conciliaient si heureusement toutes sortes d’esprits et de caractères ne respirent plus que la contrainte et la défiance ; les bureaux d’esprit les plus brillants, les plus nombreux jadis, à présent sont à moitié déserts. On ne se demande plus : est-il janséniste, est-il moliniste, philosophe ou dévot ? On demande : est-il gluckiste ou picciniste ? Et la réponse à cette question décide toutes les autres. (R) « Le parti Gluck a pour lui l’enthousiasme éloquent de M. l’abbé Arnaud, l’esprit adroit de M. Suard, l’impertinence du bailli du Rollet et sur toutes choses un bruit d’orchestre qui doit nécessairement avoir le dessus dans toutes les disputes du monde… Le parti picciniste n’a guère pour lui que de bonnes raisons, de la musique enchanteresse et le zèle de M. Marmontel, zèle dont l’ardeur est infatigable, mais dont la conduite est souvent plus franche qu’adroite. » Dans ces conditions, la représentation d’Armide présentait une importance exceptionnelle. « Ce grand événement était attendu depuis longtemps avec impatience par les deux partis, ajoute Grimm. On le croyait décisif et il n’a rien décidé. Les gluckistes et les piccinistes conservent toujours les mêmes haines, les mêmes prétentions, la même fureur. Il faut convenir pourtant que l’effet de cette première représentation aurait eu de quoi effrayer des partisans moins zélés, moins enthousiastes, ou, si l’on veut, moins sûrs de leur doctrine que ne le sont les partisans de M. le chevalier Gluck. Presque tout l’opéra fut écouté avec une grande indifférence ; il n’y eut que la fin du premier acte et quelques airs du quatrième qu’on applaudit assez vivement. Le plus grand nombre des spectateurs se permettait d’avouer que, de tous les ouvrages de M. Gluck, était celui qui leur avait fait le moins de plaisir. » La Harpe, qui n’avait pas encore pris parti dans la querelle, s’avisa de faire à propos d’Armide, une critique fort étendue du système musical de Gluck, ce qui lui attira une verte réplique de Suard, insérée dans le. Journal de Paris et signée : l’anonyme de Vaugirard. (R)
- 2A l’Anonyme de Vaugirard, sur sa réponse à monsieur le chevalier Gluck, insérée dans le Journal de Paris, n°296 et suivants. (R)
Raunié, IX,136-38 - Mémoires secrets, X, 267-68 - La Harpe, t.II, p.184-85