La Mort du marquis de Chauvelin
La mort du marquis de Chauvelin1
Loin de moi le froid délire
Qu’enfante le dieu des vers !
Venez accorder ma lyre,
Noirs soucis, regrets amers !
Sur les cordes gémissantes,
Mes mains s’égarent tremblantes :
Coulez librement, mes pleurs.
La désolation de ces rimes,
Mieux que des accents sublimes,
Saura peindre mes douleurs.
Oh ! quelle scène cruelle
Pour les regards de ton Roi,
Quand le Temps, ouvrant son aile,
Est venu fondre sur toi !
Tu disparais sans attendre
Que l’épouse la plus tendre
Ferme tes yeux de sa main.
Ainsi tomberait en poudre
Le convive que la foudre
Eût frappé dans un festin.
Il meurt, ce héros aimable !
Ma joie expire avec lui :
De ma muse inconsolable
Il fut la gloire et l’appui.
Il meurt !… et l’homme inutile
A vu vieillir son argile ;
Sur lui s’entassent les ans,
Et la terre, qui l’oublie,
A trois fois, pendant sa vie,
Reproduit ses habitants.
Non, tu vivras : ton image
Respire au fond de nos cœurs.
Elle y peint les traits d’un sage
Dont l’esprit ornait les mœurs.
Tu fus chéri de ton maître,
Il avait su te connaître :
Son choix fut justifié.
Conti t’aimait sur ta cendre ;
On voit ce prince répandre
Les pleurs dus à l’amitié.
Ah ! si ton ombre célèbre
Est sensible à mes accords,
Si cet éloge funèbre
Peut te flatter chez les morts,
Plein du bienfaiteur que j’aime,
Je viens, sur sa tombe même,
Chanter ses mâles vertus ;
Et, sûr de tous les suffrages,
J’offre en pleurant mes hommages
Au grand homme qui n’est plus !
- 1Mme du Deffand écrivait à Walpole, le 22 novembre : « J’apprends la mort de M. de Chauvelin, c’est une perte pour la société… Il est mort d’une apoplexie de sang ; on en a trouvé sa tête remplie, et tous les vaisseaux de son estomac dilatés et variqueux, il mangeait énormément. Tout le monde le regrette ; il était positivement l’homme qu’il fallait montrer pour prouver ce que nous entendons par un Français aimable… C’est une perte pour tout le monde ; nos philosophes diraient pour l’humanité. » Le marquis, qui avait été ambassadeur de France à Turin et avait commandé l’armée envoyée en Corse sous M. de Choiseul, était l’un des favoris de Louis XV ; sa mort subite frappa vivement le Roi.
Raunié, VIII,280-82