Le Retour des jésuites
Le retour des jésuites1
Or écoutez, petits et grands,
Le plus beau des événements ;
Il a pour moi de si grands charmes
Que j’en suis touché jusqu’aux larmes :
Des jésuites en ce jour
On annonce le retour.
Dieu, qui va toujours à ses fins,
Et qui sait tromper les plus fins,
Suscite madame Louise2
Pour faire ce bien à l’Église ;
C’est pour cela qu’auparavant
Elle s’était mise au couvent.
Ce bon monseigneur de Paris,
Qui les a toujours tant chéris,
Et d’intrigues et de prières
A servi les révérends pères ;
Il ne pouvait faire sans eux
Ses beaux mandements sur les œufs.
Nous ne devons pas oublier
Que monseigneur le chancelier
A travaillé de grand courage
Pour avancer ce bel ouvrage,
Et joindre ce nouveau bienfait
A maint autre qu’il nous a fait.
Est-il vrai que huit ou dix rois,
Tant d’aujourd’hui que d’autrefois,
Par leurs mains…, mais c’est calomnie,
Dont on noircit la compagnie ;
Car jamais, depuis les Valois,
On n’en a pu trouver que trois.
On prétend qu’aux jeunes garçons
Ils donnent d’étranges leçons ;
Mais ils ont le respect dans l’âme
Pour toute fille et toute femme.
De leurs restes je suis content,
De tout moine on n’en dit pas tant.
Tous ceux qui les ont fait bannir,
Ma foi, n’ont qu’à se bien tenir ;
Car aux auteurs de leur disgrâce
Ils ne feront aucune grâce,
Et leur zèle ardent, mais sans fiel,
Vengera la cause du ciel.
Ce brillant monsieur de Choiseul,
Qui les voyait d’un mauvais œil,
Pour avoir bravé leur puissance,
En fait aujourd’hui pénitence,
En vivant comme un loup-garou
Dans son château de Chanteloup.
Le roi d’Espagne en les chassant
S’est mis en un pas bien glissant ;
Si le général ne lui donne
Un sauf-conduit pour sa personne,
Quoique son poste soit fort beau,
Dieu me garde d’être en sa peau !
Pour son ministre d’Aranda,
Qui si mal les accommoda,
De ce jour à six mois de terme,
S’il jouit d’une santé ferme,
Au monde je veux publier
La vertu de son cuisinier.
On sait que l’ancien Parlement
Contre eux eut toujours une dent ;
Le Roi, connaissant sa malice,
Enfin leur en a fait justice ;
Et le nouveau les soutiendra,
Tant que lui-même il durera.
Goëzman3
sera leur rapporteur,
Marin4
, leur administrateur ;
Et l’on verra les fonds de l’ordre
Bientôt mis dans le plus bel ordre.
Malheur à toute nation
Qui n’a pas leur direction !
L’Anglais ne nous traitait pas bien,
Le Nord ne nous comptait pour rien ;
Témoin cette pauvre Pologne,
Que de tous les côtés l’on rogne,
Et dont chacun a pris son lot,
Sans nous en dire un traître mot.
Le retour des pères enfin
Nous assure un meilleur destin ;
Nous reverrons bientôt la France
Recouvrer toute sa puissance,
Et notre peuple, heureux et gai,
Comme on l’était au Paraguay.
Sitôt qu’ils seront revenus,
On verra tous les revenus
Croître de deux ou trois vingtièmes,
Pour le Roi, sinon pour nous-mêmes ;
Et les prières de leurs saints
Nous feront amender les grains
Que l’espoir de tant de bonheur
Réjouisse aujourd’hui nos cœurs :
Allons présenter aux bons pères
Nos hommages les plus sincères ;
Que leur retour nous sera doux !
(bas, lentement et tristement)
Seigneur, ayez pitié de nous5
!…
- 1Cette chanson est de l’abbé Morellet, qui explique ainsi dans ses Mémoires à quelle occasion elle fut composée : « En 1773, un parti dans le clergé s’était formé pour ménager le retour des jésuites. Les circonstances leur étaient favorables. On s’apercevait du grand vide qu’ils avaient laissé dans l’instruction publique. Le Parlement qui les avait fait bannir était dissous, et le Parlement Maupeou l’avait remplacé. L’archevêque de Paris, Beaumont, et plusieurs prélats encouragés par de hautes protections travaillaient imprudemment au triomphe de cette compagnie plus puissante qu’eux. L’archevêque de Toulouse lui-même me disait quelquefois : « Eh bien ! vous autres philosophes, vous avez tant fait des pieds et des mains qu’on a chassé les Jésuites ; trouvez donc maintenant le moyen de suppléer à leurs collèges, à une éducation qui ne coûtait rien à l’État. » Je défendais de mon mieux les philosophes et je combattais assez bien les apologistes des Jésuites, mais comme il m’arrivait souvent d’exprimer ces sentiments dans nos sociétés, chez le baron d’Holbach et chez Helvétius, il me vint à l’idée de faire une chanson qui, en éventant le projet de rétablir les Jésuites, pourrait renverser ce projet malheureux. » (R)
- 2Il s’agit ici de la fille de Louis XV, Madame Louise, religieuse du Carmel, dont le nom n’est désigné que par l’initiale L dans les Mémoires de Morellet. Les deux derniers vers du couplet, ainsi que la rime, ne laissent aucun doute sur les intentions de l’auteur. (R)
- 3Beaumarchais a immortalisé, dans ses célèbres Mémoires, le souvenir de son différend avec le conseiller Goëzman, qu’il couvrit d’une honte ineffaçable Voici le sujet de cette mémorable affaire, brièvement expliqué par Grimm dans sa Correspondance : « M. Goëzman avait été nommé rapporteur dans le procès du sieur de Beaumarchais avec le comte de La Blache. M. de Beaumarchais n’ayant pu obtenir, à ce qu’il dit, aucune audience, fut engagé par ses amis à faire présenter à son épouse un rouleau de cent louis et une montre à répétition, avec quinze louis pour son secrétaire, afin d’obtenir à ce prix la faveur qu’il sollicitait. Mme Goëzman dit qu’elle les rejeta d’abord avec dédain, mais enfin elle les reçut, et le procès jugé en faveur de M. de La Blache, elle renvoya à M. de Beaumarchais les cent louis et la montre en se réservant seulement les quinze louis. M. de Beaumarchais insista sur ces quinze louis, et, dans ces entrefaites, M. Goëzman le dénonça au Parlement comme ayant cherché à corrompre la vertu du magistrat le plus incorruptible » (R)
- 4François Marin, censeur royal et directeur de la Gazette de France, s’était avisé d’intervenir dans l’affaire Goëzman ; il y gagna d’être pris à partie par Beaumarchais, et vertement tourné en ridicule. (R)
- 5Ma chanson faite, il fallait trouver un moyen de la répandre sans me trahir. M. de Choiseul, exilé à Canteloup, y avait toute la France ; je pensai que si les couplets arrivaient jusqu’à lui, il s’en amuserait un moment et qu’ils seraient transcrits et connus. Je les portai donc moi-même chez Mme de Gramont, qui partait le lendemain pour Chanteloup ; mais je n’entendis plus parler de ce chef-d’œuvre, soit que M. de Choiseul ait négligé de le communiquer à sa société, soit qu’on ne l’ait pas trouvé assez piquant pour être répandu. Je crois pourtant que cette innocente chanson a le mérite d’une certaine naïveté niaise assez bien imitée, et je la conserve ici comme anecdote. Abbé de Morellet, Mémoires sur le dix-huitième siècle et sur la Révolution, Mercure de France, Le Temps retrouvé, 2000, p. 219-224 (texte et chanson)
Raunié, VIII,274-79 - Barbier-Vernillat, III, 165-66