Statuts pour l’académie royale de musique
Statuts pour l’académie royale de musique1
Nous qui régnons sous les coulisses
Et dans de magiques palais,
Nous, juges de l’orchestre, intendants de ballets,
Premiers inspecteurs des actrices2
;
A tous nos fidèles sujets,
Vents, fantômes, démons, déesses infernales,
Dieux de l’Olympe et de la mer,
Habitants des bois et de l’air ;
Monarques et bergers, satyres et vestales,
Salut à notre avènement.
Chargés d’un grand peuple à conduire,
De lois à réformer et d’abus à détruire,
Et voulant signaler notre gouvernement ;
Ouï notre conseil sur chaque changement
Que nous désirons introduire,
Nous avons rédigé ce nouveau règlement
Conforme au bien de notre empire.
I
A tous musiciens connus ou non connus,
Soit de France, soit d’Italie,
Passés, présents, à venir ou venus,
Permettons d’avoir du génie3
.
II
Vu que pourtant la médiocrité
A besoin d’être encouragée,
Toute passable nouveauté
Par nous sera protégée
Confrères généreux, nous ferons de grands frais,
Pour doubler un petit succès,
Usant d’ailleurs d’économie
Pour les chefs-d’œuvre de nos jours,
Et laissant la gloire au génie
De réussir sans nos secours.
I
L’orchestre plus nombreux : sous une forte peine,
Défendons que jamais on change cette loi.
Six flûtes au coin de la Reine
Et six flûtes au coin du Roi ;
Basse ici, basse là, cors de chasse, trompettes,
Violons, tambours, clarinettes,
Beaucoup de bruit, beaucoup de mouvements,
Surtout pour la mesure un batteur frénétique :
Si nous n’avons pas de musique,
Ce n’est pas faute d’instruments.
IV
Sur le musicien, même sur l’ariette,
Doit peu compter l’auteur des vers,
Comme à son tour l’auteur des airs
Doit peu compter sur le poète4
.
V
Si cependant, quoique averti,
Le poète glacé glace toujours de même,
Comme sur l’ennui du poème,
Le public a pris son parti ;
Que les intrigues mal tissues
N’ont plus le droit de l’effrayer ;
Que même des fragments ne peuvent l’ennuyer,
Et que les nouveautés sont toujours bien reçues ;
Pourrons quelques jours essayer
Un spectacle complet en scènes décousues.
VI
Si le poète sans couleur,
Le musicien sans chaleur,
Si tous deux à la fois, sans feu, sans caractère,
Ne donnent qu’un vain bruit de rimes et de sons ;
En faveur des abbés qui lorgnent au parterre
On raccourcira les jupons.
VII
Effrayés de l’abus énorme
Qui coupe l’intérêt par de trop longs repos,
Voulions sur les ballets étendre la réforme,
Leur ordonner surtout de paraître à propos,
En régler le nombre et la forme.
Mais, en méditant mieux, nous avons découvert
Qu’à l’0péra ce sont les jolis pieds qu’on aime ;
Il serait, par notre système,
Très régulier et très désert.
Que les ballets soient donc brillants et ridicules,
Qu’on vienne encore comme jadis,
En pas de deux, en pas de six,
Danser autour de nos hercules ;
Que la jeune Guimard, en déployant ses bras,
Sautille au milieu des batailles,
Qu’Allard batte des entrechats
Pour égayer des funérailles.
VIII
Si du moins nos acteurs savaient se concerter,
Que chaque dieu pût s’acquitter
Du rôle imposant qu’on lui donne,
Qu’Apollon sût toujours chanter,
Que l’Amour eût au moins une mine friponne,
Que le grand Jupiter, couvert d’or et d’argent,
Parût moins gauche sur son trône,
Le public serait indulgent ;
Ce qui n’est pas indifférent,
Car la recette serait bonne.
IX
Ordre à Pilot de ne plus détoner ;
A Muguet de prendre un air leste,
A Durand d’ennoblir son geste,
A Gelin de ne pas tonner5
;
Que Le Gros chante avec une âme6
,
Beaumesnil avec une voix7
;
Que la féconde Arnould se montre quelquefois8
;
Que la Guimard toujours se pâme.
X
Ordre à nos bons acteurs, pour eux, pour l’Opéra,
D’user modérément des reines des coulisses ;
Permettons à Muguet, Pilot, et cætera,
L’usage illimité de toutes nos actrices.
XI
Pour soutenir l’auguste nom
De la royale académie,
On paiera mieux l’amant d’Armide et d’Aricie,
Pollux, Neptune et Phaéton.
Mais qu’ils n’espèrent pas que leur fortune accroisse,
Jusqu’au titre pompeux de seigneur de paroisse9
,
Aux honneurs d’eau bénite et de droit féodal.
Roland, dans son humeur altière,
Doit-il se prétendre l’égal
Ou du chasseur de la laitière
Ou du cocher du maréchal ?
XII
Rien pour l’auteur de la musique,
Pour l’auteur du poème, rien.
Et le poète et le musicien
Doivent mourir de faim selon l’usage antique.
Jamais le grand talent n’eut droit d’être payé ;
Le frivole obtient tout, l’or, les cordons, la crosse ;
Rameau dut aller à pied,
Les directeurs en carrosse.
XIII
En attendant que pour le chœur
On puisse faire une recrue,
De quinze ou vingt beautés qui parleront au cœur
Et ne blesseront pas la vue,
Ordre à ces mannequins de bois,
Taillés en femme, enduits de plâtre,
De se tenir toujours immobiles et froids,
Adossés en statue aux piliers du théâtre10
.
XIV
Tout remplis du vaste dessein
De perfectionner en France l’harmonie,
Voulions au pontife romain
Demander une colonie
De ces chantres flûtés qu’admire l’Ausonie ;
Mais tout notre conseil a jugé qu’un castrat,
Car c’est ainsi qu’on les appelle,
Était honnête à la chapelle,
Mais indécent à l’0péra.
XV
Pour toute jeune débutante
Qui veut entrer dans les ballets,
Quatre examens au moins, c’est la forme constante ;
Primo, le duc qui la présente,
Y compris l’intendant et les premiers valets ;
Ceux-ci près de la nymphe ont droit de préférence.
Secundo, nous, ses directeurs,
Tertio, son maître de danse.
Quarto, pas plus de trois acteurs.
XVI
Fières de vider une caisse,
Que celles qu’entretient un fermier général
N’insultent pas, dans leur ivresse,
Celles qui n’ont qu’un duc ; l’orgueil sied toujours mal
Et la modestie intéresse.
Que celles qu’un évêque ou qu’un saint cardinal
Visite sur la brune au sortir de l’office
N’aillent pas imprudemment
Prononcer dans la coulisse
Le beau nom de leur amant ;
Voulons qu’au moins on s’instruise
A parler très décemment,
Et surtout enjoignons qu’on respecte l’Église.
XVII
Le nombre des amants limité désormais,
Et pour la blonde et pour la brune :
Défense d’en avoir jamais
Plus de quatre à la fois ; ils suffisent pour une.
Que la reconnaissance égale les bienfaits,
Que l’amour dure autant que la fortune11
.
XVIII
Que celles qui, pour prix de leurs heureux travaux,
Jouissent à vingt ans d’une honnête opulence,
Ont un hôtel et des chevaux,
Se rappellent parfois leur première indigence,
Et leur petit grenier, et leur lit sans rideaux.
Leur défendons, en conséquence,
De regarder avec pitié
Celle qui s’en retourne à pied :
Pauvre enfant dont l’innocence
N’a pas encore réussi,
Mais qui, grâces à la danse,
Fera son chemin aussi.
XIX
Item, ordre à ces demoiselles
De n’accoucher que rarement ;
En deux ans une fois, une fois seulement :
Paris ne goûte point leurs couches éternelles.
Dans un embarras maudit
Ces accidents-là nous plongent ;
Plus leur taille s’arrondit,
Plus nos visages s’allongent.
XX
Item, très solennellement,
Prononçons une juste peine
Contre l’usurpateur qui vient insolemment,
L’or en main, dépeupler la scène,
Et ravir à nos jeux leur plus bel ornement.
Taxe pour chaque enlèvement,
Rendu public dans tout notre domaine ;
Cette taxe imposée à raison du talent,
De la beauté surtout : tant pour une danseuse,
Tant pour une jeune chanteuse,
Rien pour celles des chœurs : nous en ferons présent.
XXI
Et comme un point capital,
En toute bonne police,
Est une prompte justice,
Tous leurs procès jugés à notre tribunal ;
Jugés sans nul appel : et l’ordre et la décence
Veulent que chacun à son tour
Comparaisse à notre audience ;
Viendront l’une après l’autre et nous feront leur cour :
Les plus jeunes, d’abord admises ;
Ayant plus de procès, elles pourront nous voir
Dès le matin, à sept heures précises,
Ou vers les onze heures du soir.
XXII
Et, pour qu’on ne prétende à faute d’ignorance,
Sera la présente ordonnance
Imprimée, affichée à tous nos corridors,
Aux murs des loges, aux coulisses,
Aux palais des Rolands, aux chambres des Médors,
Et dans les boudoirs des actrices.
De plus, dans nos foyers sera ledit arrêt
Enregistré sous la forme ordinaire.
Pour le bien général et pour notre intérêt,
Détruisant, annulant, autant que besoin est,
Tout règlement à ce contraire,
L’an de grâce soixante-sept.
Fait en notre château, dit en langue vulgaire
Le magasin, près du Palais-Royal ;
Signé, Le Berton et Trial ;
Plus bas, Joliveau, secrétaire12
.
- 1M. Barthe, jeune homme de Marseille, auteur de plusieurs pièces de poésie et d’une petite comédie intitulée l’Amateur, a fait les statuts de l’Opéra que vous allez lire, ainsi que les notes dont ils sont accompagnés à l’occasion du changement qui est arrivé dans ce spectacle, MM. Berton et Trial en ayant pris la direction à la place de Rebel et Francœur. » (CLG)
- 2Pas toujours : inspecteur vient du latin inspicere. (M.) (R)
- 3Permission dont on n’abusera pas. (M.) (R)
- 4 Il faut toujours, en cas de chute, que le musicien et le poète puissent se consoler en s’accusant réciproquement. (M.) (R)
- 5L’ordre est bon, mais inutile. (M.) (R)
- 6Plus inutile encore.(M.) (R)
- 7Car il ne suffit pas d’être jolie. (M.) (R)
- 8Épithète qui n’est point oiseuse. (M.) (R)
- 9La Ruette vient d’acheter une terre seigneuriale.(M.) (R)
- 10Ne pourrait‑on pas obtenir de M. de Vaucanson qu’il fît une vingtaine de chanteuses en chœur ? Ce serait une dépense une fois faite. (M.) (R)
- 11D’après la convention reçue que les filles ont le droit de ruiner leurs amants, la nation les invite à préférer les financiers. (M.) (R)
- 12P.‑S. Nous avions résolu de retrancher l’usage impertinent des masques, mais nous avons reçu une députation de nos danseurs qui nous remontrent que cet usage un peu singulier ne laisse pas d’être utile : 1° pour ne pas compromettre leurs figures, 2° parce qu’il est plus aisé d’avoir un masque qu’une physionomie. Nous avons déféré à d’aussi fortes remontrances. (M.) (R)
Raunié, VIII,88-97 - CSPL, VII, 195-203 - Poésies satyriques, p.89-98