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L'Encyclopédie

 Dialogue entre un colporteur et Diderot dans la boutique d'un libraire sur le dictionnaire de l'Encyclopédie1
Le colporteur
J’apporte le premier volume
Du dictionnaire nouveau.
Il sort, comme on dit, de l’enclume,
On l’a fait à coups de marteau.

Son poids m’ôterait le courage
D’en être souvent le porteur ;
Malheur à ce coquin d’ouvrage,
S’il pèse autant à son lecteur.

Les auteurs ont sué sans doute
Les premiers en le composant ;
Comme eux, je sue à grosses gouttes,
Suera-t-on moins en le lisant ?

Diderot
Colporteur, il fait beau t’entendre
Railler ainsi sur des écrits.

Le colporteur
Puisque mon métier est d’en vendre,
N’en puis-je pas marquer le prix ?

Le libraire
Crains d’offenser, par ce langage,
Un écrivain de grand renom.

Le colporteur
Monsieur a part à cet ouvrage,
Je le crois donc d’un certain bon.

Je connais monsieur par un livre2
Fort utile à lui comme à moi,
Et qui par bonheur nous fit vivre
Tous deux longtemps aux frais du Roi.

Je ne blâme ici que la forme,
Et, par ma foi, j’en suis fâché ;
Cet écrit, sans sa masse énorme,
Pourrait être un écrit caché.

Si sa taille était plus petite,
J’en reprendrais incognito,
Car il a, dit-on, le mérite
De ce qu’on vend sous le manteau.

J’y voudrais pourtant une chose,
C’est qu’il eût été défendu ;
Pour cela seul, sans autre cause,
Il serait alors bien vendu.

Mais, malgré ma note critique,
Il pourrait être débité,
Dans lui l’autorité publique
N’est pas l’article respecté3 .


Diderot
L’insolent ! je perds patience.


Le colporteur
Eh monsieur ! un peu de douceur,
Servez-vous de votre science,

Vous êtes si bon confiseur4 .


Diderot
Son audace a de quoi surprendre.


Le colporteur
Point du tout ; mais je suis sans fard,
Et jamais je n’ai pu comprendre
Tout ce que vous dites sur l’art5 .


Diderot
Il faut enfin que je l’assomme.


Le colporteur
Monsieur, rappelez vos vertus ;
Vous vous échauffez là, tout comme
S’il s’agissait du prospectus6 .


Diderot
Ne puis-je te rouer à l’aise !


Le colporteur
Pour le coup, je ne dis plus mot,
L’âme7 chez vous est trop mauvaise,
Vous me traiteriez comme Scott8 .

  • 1L’Encyclopédie, le monument le plus grandiose de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle, avait commencé à paraître au mois de juin 1754. (R)
  • 2Lettre d’un aveugle, qui fit mettre Diderot à Vincennes en 1749. (M.) (R)
  • 3L’article Autorité a pensé faire supprimer le dictionnaire (M) (R)
  • 4Il faut voir l’article Abricot du dictionnaire très déplacé. (M.) (R)
  • 5L’article Art, dont l’auteur a tant fait parade, est presque partout inintelligible ; de plus, traduit mot par mot du chancelier Bacon dans ce qu’il y a de mieux. S’il nous eût donné la traduction pure et simple de cet auteur il eût été bien supérieur. (M.) (R)
  • 6Diderot eut une querelle littéraire avec le P. Berthier ; il y mit beaucoup d’aigreur et ajouta à sa mauvaise cause la honte d’être confondu et prouvé plagiaire. (M.) (R)
  • 7L’article Ame, qui devait être un de ceux auxquels il devait le plus s’attacher, est très mal fait. (M.) (R)
  • 8A l’article d’Aristote il a très fort maltraité Jean Duns, surnommé Scott et ne lui a pas rendu justice. — Barbier ajoute à ce sujet : « Dans le Discours préliminaire de ce dictionnaire, les éditeurs se sont un peu égayés sur le compte de Scott, qui a été un grand docteur de l’ordre de Saint‑François. C’est ce qui a animé les cordeliers, qui ont voulu intéresser dans leur parti les jésuites, comme il paraît par une petite brochure d’un prétendu cordelier qui répond à ce qui a été dit contre le docteur Scott, avec une petite estampe d’un cordelier qui donne le fouet à M. Diderot. » (R)

Numéro
$1111


Année
1752




Références

Raunié, VII,200-03 - Clairambault, F.Fr.12721, p.3-6 - F.Fr.10479, f°46-47 - F.Fr.15155, p.379-86 - Arsenal 2964, f°94r-95v - BHVP, MS 662, f°39r-41r - Lille BM, MS 68, p.488-93