L'État de la France
L’état de la France1
Quel est le triste sort des malheureux Francais,
Réduits à s'affliger dans les bras de la paix2
?
Plus heureux et plus grands au milieu des alarmes,
Ils répandaient leur sang, mais sans verser de larmes ;
Qu'on ne nous vante plus les charmes du repos,
Nous aimons mieux courir à des périls nouveaux ;
Et, vainqueurs avec gloire ou vaincus sans faiblesse,
N'avoir point à pleurer de honteuses bassesses.
Édouard fugitif a laissé dans nos coeurs
Le désespoir affreux d'avoir été vainqueurs ;
Que nous importe-t-il d'enchaîner la victoire ?
Avec moins de lauriers nous aurions plus de gloire,
Et, contraints de céder à la loi du plus fort,
Nous aurions pu du moins en accuser le sort ;
Mais trahir Édouard lorsque l'on peut combattre,
Immoler à Brunswick3
le sang d'un Henri Quatre4
,
Et de Georges vaincu subir les dures lois,
Français !... ô Louis !.… ô protecteur des rois,
Est-ce pour le trahir qu'on porte ce vain titre ?
Est-ce en le trahissant qu'on en devient l'arbitre ?
Un roi, qui d'un héros se déclare l'appui,
Doit l'élever au trône ou tomber avec lui ;
Ainsi pensaient ces rois que célèbre l'histoire,
Ainsi pensent tous ceux à qui parle la gloire ;
Eh ! qu'auraient-ils pensé, ces monarques fameux,
S'ils avaient pu prévoir qu'un roi plus puissant qu'eux,
Attirant ce héros dans le sein de la France,
Contractant avec lui la plus sainte alliance,
L'exposerait sans force aux plus affreux hasards,
Aux fureurs de la mer, des saisons et de Mars ;
Et qu'ensuite, unissant la faiblesse au parjure,
Il oublierait serments, gloire, sang et nature ;
Et, suivant de Brunswick le système cruel,
Traînerait enchaîné ce héros à l'autel.
Brunswick, te fallait-il de si grandes victimes ?
Et pour avoir la paix, Louis, faut-il des crimes ?
Quoi ! Biron votre Roi vous l'a-t-il ordonné5
?
Édouard, est-ce vous, d'archers environné ?
Êtes-vous de Henri ce fils digne de l'être ?
Sans doute à vos malheurs j'ai dû vous reconnaître
Mais je vous reconnais bien plus à vos vertus.
Oui, Louis, tes sujets de tristesse abattus
Respectent Édouard captif et sans couronne,
Il est roi dans les fers ; toi, qu'es-tu sur le trône6
?
J'ai vu tomber le sceptre aux pieds de Pompadour ;
Mais fût-il relevé par les mains de l'amour,
Tu n'es plus, belle Agnès, le fier Anglais nous dompte.
Tandis que Louis dort dans le sein de la honte,
Et d'une femme obscure indignement épris,
Il oublie en ses bras nos pleurs et nos mépris.
Belle Agnès, tu n'es plus, ton altière tendresse
Dédaignerait un roi flétri par la faiblesse ;
Tu pourrais réparer les malheurs d'Édouard,
En offrant ton amour à ce brave Stuart ;
Helas ! pour l'imiter, il faut de la noblesse ;
Tout est vil en ces lieux, roi, ministres, maîtresses,
Tous disent à Louis qu'il agit en grand roi,
Du bonheur des Français qu'il se fait une loi,
Qu'il veut et cherche en tout le salut de la France.
Voilà la flatterie ! Et voici la prudence :
Peut-on par l'infamie arriver au bonheur ?
Un peuple s'affaiblit par le seul déshonneur.
Rome, cent fois vaincue, en devenait plus fière,
Et ses malheurs plus grands la rendaient plus altière.
Aussi Rome parvint à dompter l'univers ;
Et toi, lâche ministre, ignorant et pervers7
,
Tu trahis la patrie et tu la déshonores,
Poursuivant un héros que l'univers adore ;
On dirait que Brunswick t'a transmis ses fureurs,
Que, ministre inquiet de ses justes terreurs,
Le seul nom d'Édouard t'épouvante et te gêne ;
Mais apprends quel sera le fruit de cette haine :
Albion sent déjà qu'Édouard est son roi,
Digne par ses vertus de lui donner la loi ;
Elle offre sur le trône asile à ce grand homme,
Trahi tout à la fois par la France et par Rome ;
Et bientôt les Français, tremblants, humiliés,
D'un nouvel Édouard iront baiser les pieds.
Voilà l'horrible fruit d'un olivier funeste,
Et de nos vains lauriers le déplorable reste8
.
- 1autres titres : Epître sur le prince Edouard quand il fut arrêté. novembre 1748 (F. Fr. 10478) - Au Roi sur le Prince Edouard. Décembre 1748 (F.Fr.13659) - Sur la paix d'Aix-la-Chapelle conclue entre la France et l'Angleterre et autres puissances en 1748, à condition que Louis XV ferait sortir de ses Etats le prince Edouard, prétendant à la couronne d'Angleterre. Cette épître fut faite après que le Roi eut donné ordre qu'on se saisît du Prétendant et qu'on le fît sortir du royaume. (Arsenal 2964)
- 2La Foliot viennent de m'assurer que Quinet leur avait dit que ce Boursier était l'auteur des vers contre le Roi commençant par ces mots 'Quel est le triste sort" etc. (Parisian Police Reports on Authors, N°.60)
- 3 Le roi d’Angleterre, George de Brunswick‑Hanovre. (R)
- 4Le Prétendant descendait de Henri IV par la fille de ce roi, Henriette de France, épouse de Charles Ier. (R)
- 5« Le prince Édouard a été arrêté au nom du roi de France par M. de Vaudreuil, c’était M. le duc de Biron, colonel des gardes françaises, qui avait été chargé de faire exécuter l’ordre, et il n’y a été employé d’autres troupes que le régiment des gardes. » (Journal de Barbier.) (R)
- 6« Tout Paris fut indigné de cette conduite ; on la compara à celle de Louis XIV, et c’est proprement à cette époque honteuse que commença à se manifester pour le souverain et sa maîtresse le mépris général qui ne fit que s’accroître jusqu’à la fin. Le premier, en déposant sa cuirasse, semble renoncer à la gloire et même à l’amour de ses peuples, en laissant les rênes de son empire à la seconde, dont le règne odieux ne devait plus discontinuer jusqu’à sa mort.» (Vie privée de Louis XV)
- 7M. de Saint‑Séverin, plénipotentiaire au congrès (M.) (R)
- 8« Chacun fait grande attention à ce libelle, qui produit l’effet le plus fâcheux. Les factions, ne pouvant s’en prendre au roi, s’en prennent au ministère ; bientôt MM. de Saint-Séverin et de Puysieux ne seront guère moins détestés que ne l’a été le cardinal de Mazarin. » (Mémoires du marquis d’Argenson.) (R)
Raunié, VII,140-43 - Clairambault, F.Fr.12719, p.37-40 - F.Fr.10289 (Barbier), f°47-48 - F.Fr.10478, f°245-46 - F.Fr.13659, p.223-26 - F.Fr.15141, p.121-24 - F.Fr.15153, p.13-22 - NAF.9184, p.499-501 - Arsenal 3128, f°348v-349r - BHVP, MS 703, f°118r-119v
$1061-$1063 sortent à l'évidence de la même plume, celle d'un thuriféraire du Prétendant qui venait d'être arrêté et expulsé.