Les Événements de l’année
Les événements de l’année 1744
Quoi ! verrai-je toujours des sottises en France ?
Disait l’hiver dernier, d’un air plein d’importance,
Timon, qui du passé profond admirateur,
Du présent qu’il ignore est éternel frondeur.
Pourquoi, s’écriait-il, le Roi va-t-il en Flandre ?
Quelle étrange vertu qui s’obstine à défendre
Les débris dangereux du trône des Césars,
Contre l’or des Anglais et le fer des housards ?
Dans le jeune Conti quel excès de folie,
D’escalader les monts qui gardent l’Italie,
Et d’attaquer vers Nice un Roi victorieux,
Sur les sommets glacés dont le front monte aux cieux ?
Pour franchir les amas des neiges éternelles,
Dédale à cet Icare a-t-il prêté ses ailes ?
A-t-il reçu du moins dans son dessein fatal,
Pour briser les rochers, le secret d’Annibal ?
Il dit, et Conti part1
. Une ardente jeunesse
Voyant peu les dangers que voit trop la vieillesse,
Se précipite en foule autour de son héros.
Du Var qui s’épouvante on traverse les flots ;
De torrents en rochers, de montagne en abîme,
Des Alpes indignées on assiège la cime ;
On y brave la foudre : on voit de tout côté
Et la nature, et l’art, et l’ennemi dompté.
Conti qu’on censurait, et que l’univers loue,
Est un autre Annibal qui n’a pas de Capoue.
Critiques orgueilleux, frondeurs, en est-ce assez ?
Avec Nice et Demont vous voilà terrassés2
.
Mais tandis que sous lui les Alpes s’aplanissent,
Que sur les flots voisins les Anglais en frémissent,
Sur les bords de l’Escaut Louis fait tout trembler ;
Le Batave s’arrête, et craint de le troubler.
Ministres, généraux suivent d’un même zèle,
Du conseil aux dangers, leur prince et leur modèle.
L’ombre du grand Condé, l’ombre du grand Louis,
Dans les champs de la Flandre ont reconnu leur fils :
L’envie alors se tait, la médisance admire.
Zoïle, un jour du moins, renonce à la satire ;
Et le vieux nouvelliste, une canne à la main,
Trace, au Palais-Royal, Ypres, Furne et Menin.
Ainsi, lorsqu’à Paris la tendre Melpomène
De quelque ouvrage heureux vient embellir la scène,
En dépit des sifflets de cent auteurs malins,
L’impétueux parterre applaudit des deux mains ;
Ainsi, malgré Bussy, ses chansons et sa haine,
Nos aïeux admiraient Luxembourg et Turenne.
Le Français quelquefois est léger et moqueur,
Mais toujours le mérite eut des droits sur son cœur :
Son œil perçant et juste est prompt à le connaître ;
Il l’aime en un sujet, il l’admire en son maître
Le roi le plus auguste et le plus vertueux
Est de tous les humains le plus cher à ses yeux.
Nous l’avons bien prouvé, quand la fièvre fatale,
A l’œil creux, au teint sombre, a la marche inégale,
Des exploits de Louis interrompant le cours,
Au sein de la victoire attaqua ses beaux jours
Jadis Germanicus fit verser moins de larmes,
L’univers éploré ressentit moins d’alarmes,
Et goûta moins l’excès de la félicité,
Lorsqu’Antonin mourant reparut en santé
Dans nos emportements de douleur et de joie
Le cœur seul a parlé, l’amour seul se déploie.
Paris n’a jamais vu de transports si divers,
Tant de feux d’artifice et si peu de bons vers3
.
Autrefois, ô grand roi ! les filles de Mémoire,
Chantant au pied du trône, en égalaient la gloire.
Que nous dégénérons de ce temps si chéri !
L’éclat du trône augmente, et le nôtre est flétri.
Oh ! ma prose et mes vers, gardez-vous de paraître ;
Il est dur d’ennuyer son héros et son maître :
Cependant nous avons la noble vanité
De mener les héros à l’immortalité.
Nous nous trompons beaucoup : un Roi juste et qu’on aime
Va sans nous à la gloire, et doit tout à soi-même.
Chaque âge le bénit : le vieillard expirant,
De ce prince, à son fils, fait l’éloge en pleurant ;
Le fils, éternisant des images si chères,
Raconte à ses neveux le bonheur de leurs pères ;
Et ce nom, dont la terre aime a s’entretenir ;
Est porté par l’amour aux siècles à venir.
Si pourtant, ô grand Roi ! quelque esprit non vulgaire,
Des vœux de tout un peuple interprète sincère,
S’élevant jusqu’à vous par le grand art des vers,
Osait, sans vous flatter, vous peindre à l’univers
Peut-être on vous verrait, séduit par l’harmonie,
Pardonner à l’éloge en faveur du génie :
Peut-être d’un regard le Parnasse excité,
De son lustre terni reprendrait la beauté ;
Les lauriers renaîtraient dans ses vallons stériles,
Un Auguste nouveau nous rendrait des Virgiles
Puissions-nous mériter de vivre sous sa loi,
Et que le siècle enfin soit digne de son Roi4
!
- 1Louis‑François de Bourbon, prince de Conti, duc de Mercœur et comte de la Marche (1717-1776), était lieutenant général depuis 1736, lorsqu’il fut créé généralissime des troupes de France et d’Espagne en Italie. Il quitta Versailles le 6 mars, pour aller se mettre à la tête de l’armée. (R)
- 2« Le prince de Conti et l’infant don Philippe commandaient l’armée combinée de France et d’Espagne. Dès le 1er avril, ils lui avaient fait passer le Var et avaient forcé les troupes piémontaises de se retirer et d’abandonner les châteaux d’Aspremont, d’Utelle, de Nice et de Castelnuovo, ensuite celui de Montalban… » (R)
- 3« Les poètes, les orateurs, par une louable émulation, s’efforcèrent de célébrer ce plus beau moment de la vie de Louis XV, ce triomphe d’une nouvelle espèce, digne de Trajan et d’Antonin, d’en transmettre la mémoire à la postérité la plus reculée. On ne saurait s’imaginer à quelle extravagance se porta, chez les gens de lettres, le délire de la composition mêlé au délire patriotique. » (Vie privée de Louis XV.) On publia en 1745 deux recueils de ces poésies et l’on formerait sans peine plusieurs volumes de celles qui furent imprimées séparément. (R)
- 4Dans les Œuvres de Voltaire, la pièce ci‑dessus se termine par six vers que ne donnent pas les recueils mss. ; mais on n’y trouve point les quatre derniers de notre texte. (R)
Raunié, VII,36-40 - Maurepas, F.Fr.12647, p.371-74 - NAF.9184, p.395-96