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Les Conseillers de Noailles

Les conseillers de Noailles1
Fuyez pour jamais de ces lieux2 ,
Jansénistes, troupe hérétique ;
Cessez vos complots furieux
Contre l’Église catholique.
Noaille en pleine liberté
A passé de notre côté.

Votre cabale allègue en vain
Un acte extorqué par contrainte,
Écrit et signé de sa main3 ,
Mais écrit et signé par crainte.
Dorsanne4 , par son grand crédit,
Arracha, dit-on, cet écrit.

Mais quand il fit le mandement
Qui suspend le courroux du Tibre,
On peut bien dire assurément
Que jamais il ne fut plus libre :
Le ministre ayant écarté
Ce qui gênait sa liberté.

Des parents, des amis zélés
Pour son salut et pour sa gloire
Près de lui s’étaient rassemblés,
Sans autre but, comme on peut croire,
Sinon qu’il signât librement
Cet admirable mandement.

Gramont5 qui, par Giron jadis
Aux lois du pur amour dressée,
Regarde jusqu’au paradis
D’une âme désintéressée,
Peut-elle, instruite comme elle est,
Être soupçonnée d’intérêt ?

Adrien6 , tantôt financier ;
Tantôt notre Mars près de l’Èbre,
Et dans l’un et l’autre métier
Également grand et célèbre,
Peut-il, vertueux comme il est,
Être soupçonné d’intérêt ?

Il est vrai que des gens malins
Disent en tous lieux sans mystère,
Qu’il cherche par divers chemins
Le bâton et le ministère :
Mais ceux qui tiennent ce propos
Connaissent-ils bien ce héros ?

Pour Chauvelin, aussi pieux,
Aussi bon Français que son père,
Point fourbe, point ambitieux,
Et de Noaille ami sincère,
Peut-il bien, chrétien comme il est,
Être soupçonné d’intérêt ?

Le saint homme, aux pieds du prélat,
A genoux fondant tout en larmes :
Sauvez, dit-il, la foi, l’État,
Délivrez-nous de nos alarmes ;
L’Unigenitus accepté
Nous mettrait tous en sûreté.


Le chancelier qui, sans ennui,
Vivait à Fresne en solitaire,
Et qui, comme on sait, malgré lui,
Revient à son poste ordinaire,
Peut-il, révéré comme il l’est,
Être soupçonné d’intérêt7  ?

Pour le procureur général8 ,
Ah ! grand Dieu, c’est la vertu même,
Et l’accuser d’un si grand mal,
En vérité, c’est un blasphème :
Peut-il, rigide comme il est,
Être soupçonné d’intérêt ?

Quant à notre Hercule gaulois9
Qui, conduisant en chef la barque,
Maintient la liberté, nos lois
Et les droits de notre monarque,
Voudrait-il gêner un ami
Qu’il a jadis si bien servi ?

Je sais qu’un petit poétreau
Nous l’a dépeint ingrat et traître
Envers Villeroy, d’Aguesseau,
Notre archevêque et notre maître ;
Mais, quand on connaît ses vertus,
On sait que penser là-dessus.

 

Le chancelier qui, sans ennui10 ,

Vivait à Fresnes en solitaire

Et qui, comme on sait, malgré lui,

Revint à son poste ordinaire,

Peut-il, vertueux comme il est,

Être soupçonné d’intérêt ?

 

Tels sont les garants merveilleux

De la liberté de Noaille ;
A des témoins si scrupuleux
Que peut opposer la canaille ?
Peut-on prouver plus clairement ?
La liberté du mandement ?

Ne nous parlez donc plus d’appel,
Ni d’instruction pastorale,
Et de cet écrit solennel
Rendu public par la cabale.
Il fit tout cela malgré lui,
C’est son cœur qui parle aujourd’hui.

Niez-le ; bientôt Pontchartrain11
Viendra, porteur d’ordre sinistre,
A votre langue mettre un frein
Au nom du prince et du ministre ;
Deux abbesses d’assez bon nom
Sont témoins de sa mission.

Toutes deux l’ont bien mérité.
Dire qu’on n’est pas libre en France !
Ah ! peut-on sans impiété
Pousser jusque là l’insolence
Contre des saints comme Fleury,
Et Chauvelin son favori ?

 

Toutes les maisons des curés12
Par gens d’honneur sont investies
À d’autres gardiens assurés
Les églises sont départies
Peut-on rien de mieux concerté
Pour conserver la liberté ?

 

  • 1Autres titres : Pièce en contre‑vérités (M.) - Chanson sur les affaires du temps. décembre 1728 (Clairambault)
  • 2« Il paraît une chanson sur l’acceptation et le mandement de notre cardinal ; elle a plusieurs couplets et plusieurs portraits, et l’auteur a manié assez bien sa figure, et même l’expression en est jolie, et les vers bien faits, le tout sauf la lettre de cachet et la Bastille. Il y est parlé d’un poétereau qui a fait un poème de la Triple ingratitude contre le cardinal ministre ; je ne sais ce que c’est et ne l’ai point vu. » (Correspondance de Marais.) —
  • 3Le parti janséniste avait prévu que le cardinal pourrait bien de guerre lasse accepter la Constltution, et il avait pris ses mesures en conséquence. « La duchesse de La Vallière, raconte l’abbé Legendre, avait eu la précaution de faire écrire au cardinal, le 22 août auparavant, une déclaration par laquelle il désavouait ce qu’on pourrait lui faire faire dans la suite, par importunité, par surprise ou autrement, en faveur de la Constitution. Cette déclaration fut affichée en plein midi, à côté du mandement, le jour même où il parut à la grande porte de Saint-Paul. » Pour combattre le mandement, la duchesse, peu satisfaite de cette négation anticipée, eut recours à « deux nouveaux actes qu’elle fit faire au cardinal et écrire tout au long de sa propre main, l’un du 17 décembre 1728, l’autre du 26 février 1729, deux mois avant qu’il mourût. Il renouvelait et confirmait par le premier sa protestation du 22 août, et déclarait par le second qu’encore que sous ce nom il eût paru un mandement par lequel il semblait avoir accepté la bulle Unigenitus purement et simplement, il voulait que tout le monde sût que jamais il n’en avait eu la pensée. »
  • 4Antoine Dorsanne, chanoine et official de l’archevêque de Paris, avait été l’un des principaux instigateurs de la résistance de Noailles à la Constitution. Lorsque le cardinal l’eut acceptée, il se sépara de lui et alla mourir de chagrin aux Incurables. Il avait rédigé un journal très instructif des événements relatifs à la bulle Unigenitus depuis 1711 jusqu’en 1728, qui fut publié longtemps après sa mort.
  • 5La maréchale de Gramont, nièce du cardinal (M.).
  • 6Le duc de Noailles. (M.)
  • 7Le chancelier d’Aguesseau qui vivait exilé à Fresne depuis le 17 février 1722, revint à Paris en août 1727. Un ordre du roi le rappela quelques jours avant l’accouchement de la reine. (M.)
  • 8 Joly de Fleury. (M.)
  • 9Le cardinal de Fleury (M.)
  • 10Couplet intercalé dans Arsenal 3133.
  • 11Le comte de Maurepas.
  • 12Ce couplet ne se trouve que dans Castries.

Numéro
$0651


Année
1727 (Castries) / 1728




Références

Raunié, V,154-60 - Clairambault, F.Fr.12699, p.491-95 - Maurepas, F.Fr.12631, p.481-85 - F.Fr.13655, p.366-70 - F.Fr.15018, 186r-190r - NAF.2483, p.181-84 - Arsenal 2962, p.372-78 - Arsenal 3133, p.113-18 - BHVP, MS 602, f°42r-43v - Mazarine Castries 3984, p.246-51 (avec un couplet supplémentaire)