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Épître M. Le Pelletier Des Forts

Épître à M. Le Pelletier des Forts1
Fils d’un grand magistrat2 , que j’ai toujours guidé,
Et qu’en tous ses conseils Thémis a secondé ;
Veux-tu bien, Pelletier, que mon cœur véridique
Un moment avec toi s’entretienne et s’explique ?
Je porte dans mes mains le destin des mortels ;
Leur culte en tous climats me dresse des autels ;
J’étends et rétrécis, aux deux bouts de la terre,
Les liens du commerce et les nerfs de la guerre.
Avec tant de pouvoir je n’ai pu, cependant,
De mon affreux destin surmonter l’ascendant ;
Quatre frères tyrans3 , usurpant mon empire,
De mes propres États m’avaient osé proscrire,
Et contre mes rentiers ayant tendu leurs rêts,
Ils enveloppaient tout dans leurs vastes filets :
Mais depuis que Louis, plus sensible à mes peines,
De son puissant royaume a pris en main les rênes,
De mes usurpateurs le pouvoir consterné
Avec lui dans l’exil aussitôt s’est borné.
J’ai rentré dans mes droits, et mon premier hommage
Dans un jeune héros reconnaît un roi sage ;
Un roi, dont l’équité se montrant au grand jour,
T’honore d’un suffrage approuvé par sa cour,
Et voulant imiter son bisaïeul Auguste,
Trouve en toi, de ton oncle un successeur si juste.
Sur les nobles sentiers que cet oncle a battus,
Tu vas nous rappeler ses talents, ses vertus4 ;
Ton esprit et ton cœur en portent tous les germes,
Et ta justice encor n’a point connu de termes.
C’est sur ce dernier point que l’on peut augurer
Le bonheur qu’aux Français ta main va procurer ;
Prévoir et détourner l’événement sinistre,
C’est remplir dignement l’emploi d’un grand ministre ;
Mais, sans cesse et partout rendre à chacun le sien,
C’est faire plus encor ; c’est être homme de bien.
Tout ministre asservi sous cette règle austère,
N’admet point de tribut qui ne soit nécessaire ;
Il grave pour toujours dans son cœur généreux,
Qu’un prince est vraiment grand quand son peuple est heureux ;
Que son plus cher trésor consiste en sa tendresse ;
Qu’il est suffisamment riche par sa richesse ;
Qu’il est de ses sujets père encor plus que roi ;
Et c’est l’opinion qu’un chacun a de toi.
Je conviens, Pelletier, qu’en ces temps difficiles,
Tes bons desseins d’abord paraîtront moins utiles.
La barque confiée à tes soins importants,
Est un vaisseau battu par l’orage et les vents ;
Il faut le radouber, le munir d’autres voiles,
Et régler sa manœuvre au cours d’autres étoiles.
Mais l’art d’un bon pilote au danger paraît mieux ;
La gloire sans péril ne frappe point les yeux :
Son éclat le plus beau vient du sein des obstacles,
Et les difficultés enfantent les miracles.
Que te dirai-je encor ? A tes vœux tout répond ;
La France est un empire en ressources fécond ;
C’est un chêne endurci sous le poids des années ;
De verdoyants bourgeons ses branches couronnées
Des aquilons fougueux ne craignent pas le cours ;
Sa racine est profonde ; il doit durer toujours,
Puisqu’il a soutenu les souffles du Système,
Et les vents du Visa, plus cruels que lui-même.
Mais quittons la figure, et que la vérité
Montre ici les attraits de sa naïveté.
Tu connais, Pelletier, toute ma destinée ;
Tu sais par quels ressorts la finance est menée ;
Tu sais quel nombre oisif d’inutiles commis
Fut chargé de mes droits par mes quatre ennemis
Que ta précision écarte la vétille,
Dont partout la finance en ses bureaux fourmille ;
Jette au feu ces cartons artistement rangés,
Où les chiffres souvent en zéros sont changés ;
Montre un noble travail, efface de ta liste
Les gens gagés pour suivre une obole à la piste ;
Garde-toi de donner des millions entiers,
Pour enrichir le roi de cinq ou six deniers ;
C’est par là que bientôt tu peux, sage économe,
Des fidèles Français rétablir le royaume
Et leur ôter un joug sur leur tête jeté
Pour nourrir la paresse et l’inutilité.
Efficaces conseils ! déjà par ta prudence
L’ordre et l’arrangement rentrent dans la finance ;
La matière et l’espèce ont de justes rapports,
Et ce sang de l’État engraisse tout le corps ;
Sur tant de coffres-forts confiés à leur zèle,
La crainte et le soupçon ne font plus sentinelle ;
Le commerce attentif en a saisi les clefs,
La bonne foi les offre aux travaux rappelés ;
Un jour clair et serein succède à des nuits sombres,
Et le temps va cacher mes malheurs sous ses ombres.

  • 1C’est le Génie de la finance qui parle au contrôleur général. (M.) (R)
  • 2Michel Le Pelletier de Souzy père de Des Forts (1640‑1725), avait été avocat du roi au Châtelet, et conseiller au Parlement, avant d’entrer dans l’administration des finances. (R)
  • 3Les frères Pâris.
  • 4Claude Le Pelletier, oncle de Des Forts, avait succédé à Colbert comme contrôleur général. « C’était, dit Saint‑Simon, un homme fort sage et fort modéré, fort doux et obligeant, très modeste et d’une conscience timorée. » Effrayé par les embarras financiers que suscitaient les guerres de Louis XIV, il résigna ses fonctions en 1689. (R)

Numéro
$0627


Année
1726




Références

Raunié,V, 88-91 - Clairambault, F.Fr.12699, p.355-58 - Maurepas, F.Fr.12631, p.351-54 - F.Fr.15143, p.355-61 - F.Fr.13660, f°69-70 - BHVP, MS 639, p.382-90