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Traduction d’un fragment d’une satire de Lucilius poète romain

Traduction d’un fragment d’une satire

de Lucilius poète romain1

Quel siècle ! Quelles mœurs ! Quelle aveugle licence !

Nos chevaliers vendus à l’or du plébéien ;

L’art glacé du sophiste étouffant l’éloquence,

Des raisonneurs en foule et pas un citoyen.

L’un de Thémis en pleurs a brisé la balance ;

L’autre au blâme endurci, bravant tout, n’aimant rien,

Étale effrontément sa coupable opulence :

Le faste a de l’État séché les réservoirs.

Le palais de Poppée insulte à nos misères ;

L’honneur a son trafic et Vénus ses comptoirs ;

La toilette d’Albine est un bureau d’affaires

L’égoïsme a gagné ; tout est vil ou méchant,

L’usure au front d’airain sort de ses noirs repaires

Et le guerrier lui-même a les mœurs du traitant.

 

Peindrai-je et nos besoins et nos plaisirs factices ?

Les crimes enfantés par l’abus du pouvoir,

Un consulat timide et souillé d’injustices,

Des sénateurs gagés pour trahir leur devoir ;

L’audacieuse intrigue assiégeant les comices ;

Prêtre sans pudeur profanant l’encensoir,

D’imbéciles tyrans dont les dieux sont complices ;

Et de jeunes Romains, notre dernier espoir,

De mollesse hébétés ou vieillis dans les vices.

 

Oh ! Pourquoi suis-je né dans ces jours malheureux ?

Pleurons amis, pleurons nos maux et nos injures,

De nos proscriptions le tableau douloureux ;

Rome hélas ! Enfonçant le fer dans ses blessures,

Et la hache à la main le despotisme affreux,

A ce peuple abattu défendant les murmures.

Pleurons l’oubli des lois et le mépris des mœurs,

Les progrès menaçants d’une fausse sagesse,

Le rapide déclin des arts consolateurs,

L’indigence qui naît au sein de la richesse,

Et tous les sentiments éteints dans tous les cœurs.

 

J’ai vu nos légions parjures à la gloire

Se laisser sans combattre arracher la victoire.

J’ai vu nos ports déserts languir dans l’abandon,

J’ai vu le laboureur écrasé de subsides,

Sacrifier sa vie à des maîtres avides,

Consumé par la faim, mourir sur la moisson.

J’ai vu de nos tyrans la débauche effrénée,

Dévorer en un jour les trésors d’une année ;

Et tandis qu’auprès d’eux leurs lâches complaisants,

De la bassesse active épuisant l’industrie,

Ranimaient les langueurs de leur âme flétrie,

Tandis qu’à leurs festins brûlant un vil encens,

Ils leur versaient dans l’or le sang de la patrie.

J’ai vu de vieux soldats à vivre condamnés,

Traîner dans le besoin leurs jours infortunés,

Je les ai vus fuyant une pitié frivole,

Ne confier leurs pleurs qu’aux murs du Capitole,

Baiser en soupirant l’urne de nos héros,

Et chercher Rome encore autour de leurs tombeaux.

  • 1Il me tombe entre les mains une copie d’une nouvelle pièce de vers qui se répandait manuscrite sous le titre de traduction d’un soi-disant fragment d’une satire de Lucilius (Caïus) chevalier romain et poète latin. Je transcris ici la susdite pièce à cause du rapport qu’elle me paraît avoir avec les circonstances actuelles et les mœurs de mon siècle (Hardy)

Numéro
$5818


Année
1773 mars

Auteur
Dorat



Références

Hardy, III, 107-08 - CLS, 1775, p.109-10