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A celle qui se reconnaîtra

A celle qui se reconnaîtra1
Toi, la plus belle des Didons2 ,
Chaste un peu moins que Pénelope,
Dans ce pays d’illusions
Il n’est rien que nous ne fassions
Pour fuir l’ennui qui nous galope.
Plumes en l’air, nez en avant,
On court, grimpe sur la chimère,
Vers le plaisir qui fuit d’autant ;
On aime, on plaît à sa manière :
Le plus sage tourne à tout vent,
L’un atteint l’amour par devant,
L’autre l’attrape par derrière.
Le caprice est ce qui nous meut ;
Le diable emporte les scrupules.
Enfin on fait du pis qu’on peut :
Tout le monde a des ridicules,
Mais n’a pas des vices qui veut.
Du tien ne va pas te défaire :
Dans la Grèce on en faisait cas,
Et sur le vice on sait, ma chère,
Que les Grecs étaient délicats ;
Dans Rome encore, ville exemplaire,
Mesaline, Actée ou Glycère
Ne t’auraient pas cédé le pas.
Jours de débauche et de lumière,
Beaux jours de la corruption,
Les petits soupers de Néron
Auraient bien été ton affaire :
Là nul censeur contredisant,
Jeunes bacchantes très humaines,
Au corps souple, au geste agaçant,
Auraient imité tes fredaines
Et su provoq er ton talent.
Saint Jérô e cite souvent
Le tempérament des Romaines ;
Quoi qu’il en soit, au gré du tien,
Éduque nos Parisiennes ;
Il est des excès qu’en tout bien
Il faudra que tu leur apprennes.
Ceignnt le pampre et le laurier,
N’obéis qu’à ta fantaisie,
Garde ton essor cavalier
Et ton audace, et ton génie,
Et cet amour peu familier,
Dont le costume irrégulier
Tente la bonne compagnie.
Monte le matin un coursier
D’Angleterre ou d’Andalousie ;
Aime le soir Souck et Julie3 ;
Le lendemain, viens larmoyer
Tenant l’urne de Cornélie.
Le parterre a beau guerroyer,
Laisse à tes pieds siffler l’envie ;
Tout va, tout prend, tout nous est bon,
Nous aimons à voir une reine
En petenl’air, en court jupon,
Beaucoup plus lascive que vaine,
Faire de myrte une moisson,
De ses bras lier sa Climène,
Et mettre sans tant de façon
La cocarde du fier dragon
Sur l’oreille de Melpomène.
Va, dans ce siècle de bon ton
Les mœurs sont une singerie,
Les préjgés une chanson,
Et la sagesse une folie.
Nous sommes libertins à fond,
Par nous tu dois être accueillie.
L’oubli joyeux de la raison
Est un don du ciel qu’on t’envie ;
Nargue les sots, cède à tes goûts,
Donne aux femmes des rendezvous,
Parle aux hommes philosophie,
N’en aime aucun, trompeles tous,
Sois gaie, insolente et jolie ;
Sur la scène, avec énergie,
Prends le sceptre, règne sur nous ;
Tiens le thyrse dans une orgie,
Et tu n’auras que des jaloux.

  • 1« Tel est le titre d’une épître nouvelle adressée à Mlle Raucourt C’est un persiflage en vers où il y a de la facilité, de la saillie, une critique des mœurs du jour vraie et piquante. On l’attribue à M. Dorat. Cependant, par sa méchanceté, sa hardiesse et surtout par son genre, elle est encore plus dans la manière du marquis de Villette. » (Mémoires secrets)
  • 2Françoise Clairien, dite Saucerote, et plus connue sous le nom de Mlle Raucourt (17531815) avait débuté à la Comédie-Française, le 23 septembre 1772, dans le rôle de Didon ; sa beauté, peut-être plus encore que son talent, excita un vif enthousiasme et pendant quatre années assura son succès. Mais les scandales de sa vie privée la firent promptement déchoir dans l’estime publique. (R) - « On l’accuse, écrivait Grimm, au mois de mai 1775, de réunir aux goûts de son sexe tous les vices du nôtre et la chronique scandaleuse assure que c’est à ce titre seulement qu’elle a trouvé grâce aux yeux de M. le marquis de Villette. » Un an plus tard, ses dérèglements et les poursuites exercées contre elle par ses créanciers l’obligèrent à quitter Paris clandestinement. « Quelque subite qu’ait été cette catastrophe, remarquait Grimm, elle a causé peu de surprise. Après avoir fait à son début les délices et l’admiration de tout Paris, Mlle Raucourt était parvenue à se faire huer sur la scène et à scandaliser les personnes même les moins susceptibles de scandale. Jamais idole ne fut encensée avec plus d’ivresse, jamais idole ne fut brisée avec plus de mépris. Il faut rendre justice à toutes sortes de talents : elle a eu celui d’étonner en peu de mois la ville et la cour par l’excès de ses dérèglements, comme par les rares prodiges de son innocence. Avec mille écus de rente, elle a trouvé moyen, depuis quatre ans qu’elle était à la Comédie, de faire pour plus de cent mille écus de dettes. Quoique plusieurs grandes dames payassent assez cher la curiosité qu’elles avaient eue de connaître les secrets de cette jeune prêtresse de Lesbos, leurs offrandes étaient loin de suffire à la dépense qu’exigeaient son culte et ses fantaisies. Elle avait dix ou douze chevaux dans son écurie, deux ou trois petites maisons, une quinzaine de domestiques choisis avec beaucoup de recherche et une garde-robe des plus riches pour femme et pour homme. Aussi disait-elle souvent, à propos des embarras qui l’ont forcée de s’éloigner de Paris, qu’elle ne s’étonnait plus que les femmes ruinassent tous nos jeunes gens, et que sa propre expérience lui avait trop bien appris que c’était de tous les goûts du monde le plus ruineux. Il est vrai que parmi les plus illustres roués, il n’y en avait peut-être aucun qui entretînt autant de sultanes et qui en changeât aussi souvent qu’elle. Dans ce genre de gloire, on peut dire qu’elle ne le céda guère aux plus grands hommes de l’antiquité et mérita souvent le double myrte que la flatterie crut devoir mêler aux lauriers du héros qui vainquit Rome et Pompée… Quoique sa mauvaise conduite eût influé sur ses talents, quoique, loin de faire aucun progrès dans son art, elle se fût négligée au point d’oublier même ses premières études, on ne peut s’empêcher de regretter les superbes dispositions que la nature lui avait prodiguées, la beauté la plus théâtrale qu’on eût vue depuis longtemps,lI’organe le plus sonore, une mémoire étonnante et cette intelligence facile qui souvent lui faisait deviner sans effort ce qu’on aurait été tenté de prendre pour le résultat d’une réflexion suivie et qui ne pouvait être chez elle que l’aperçu d’un instinct heureux. » Mlle Raucourt resta trois ans absente de Paris. Au moment de sa fuite elle avait été rayée, par ordre supérieur, du tableau de la Comédie-Française ; mais en 1779, grâce à l’amitié de Sophie Arnould et à la protection du prince d’Hénin, elle obtint de rentrer au théâtre. Les comédiens, qui avaient protesté contre son retour et qui avaient même éludé la protection de la Reine en lui représentant l’inconduite et le libertinage de l’actrice, durent s’incliner devant un ordre formel du Roi. Elle reparut dans Didon, avec de grands applaudissements, dus surtout à la présence de ses amies ; mais le public prit sa revanche lorsqu’elle joua Phèdre. « On lui fit les applications de tous les endroits de son rôle qui pouvaient y prêter le moins. Elle n’en joua pas mieux, mais elle soutint l’orage avec une fermeté merveilleuse. Ayant été fort huée pour avoir dit avec beaucoup d’emphase : Je sais mes perfidies / Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies / Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix, / Ont su se faire un front qui ne rougit jamais… « Regardant le parterre avec indignation, elle reprit tout le morceau et le redit d’un ton encore plus mâle, encore plus assuré. Si ce n’est pas du talent, n’est-ce pas là du caractère, et la cocarde d’un franc dragon sur l’oreille de Melpomène ? » (CLG) (R)
  • 3Deux fameuses tribades entre nos courtisanes. (M) (R)

Numéro
$1464


Année
1779

Auteur
Dorat ? marquis de la Villette ?



Références

Raunié, IX,230-34 - F.Fr.13653, p.119 - Mémoires secrets, XIV, 209-12