Sans titre
Réflexions d’un sceptique
Que, digne enfant de Mégère,
Un vil Zoïle en fureur
Déchire l’heureux vainqueur
Et de Sophocle et d’Homère,
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
J’aime, je lis mon Voltaire.
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Quand je chante et quand je bois.
Que Lise passe en caprices
L’esprit le plus à l’envers ;
Qu’aux plus singuliers travers
Chloé joigne tous les vices :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Rosette fait mes délices.
Qu’un riche habit à la mode
Soit le passeport d’un fat ;
Qu’un élégant magistrat
Des lois ignore le code ;
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Moi, des plaideurs l’antipode.
Qu’une conseillère aimable
Pour amie ait pris Laïs ;
Que d’un tel écart surpris
Son mari la donne au diable :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Chacun aime son semblable.
Qu’à trente ans, au fond de l’âme,
Mainte fille à qui l’hymen
Ne dira jamais amen
Contre le siècle déclame :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Je vis si joyeux sans femme.
Que sur la scène divine,
Où six esprits immortels
Auront toujours des autels,
Le goût des drames domine :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
J’y vois Molière et Racine.
Que tout claque Gabrielle
Quand son cuisinier lui sert,
Dans une sauce à robert,
Le cœur d’un amant fidèle :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Je siffle une horreur si belle.
Qu’un sot, chez qui l’or abonde,
Soit partout chéri, fêté ;
Qu’un astronome vanté
En rêvant creux nous inonde :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Qu’un fou submerge le monde.
Que l’entretien de Fanchette
Coûte au vieux duc un mont d’or ;
Que la fine mouche encor
Plume un Midas en cachette :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
L’amour m’a donné Rosette.
Qu’un éditeur que j’estime,
En recevant ma chanson,
Ou la brûle sans façon
Ou dans son journal l’imprime :
Hé ! qu’estce que ça me fait à moi ?
Rosette la croit sublime :
Hé ! qu’est-ce que ça me fait à moi ?
Quand je chante et quand je bois.
Raunié, X,152-53 - CSPL, t.XVI, p.357-58