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Sans titre

Noël de l'année 17201

Ce jour chacun s’empresse

D’aller voir le Sauveur,

On voit fendre la presse

A maint agioteur,

Bien moins pour célébrer

Cet auguste mystère

Que dans l’intention, don, don,

De trouver encor la, la, la,

Quelque profit à faire.

 

Sans rendre ses hommages

A ce divin Enfant,

D’Estrées2 s’adresse aux mages

Arrivés du Levant.

Et dit : Votre pays

En café est fertile ;

J’en demande du bon

Pour aller de ce pas

Le vendre par la ville.

 

Avec un air avide 

La Force s’écria :

La pauvreté réside

Parmi tous ces gens‑là.

Comment réaliser

Dans un lieu si rustique.

Ah ! du moins achetons

De l’assa fœdida

Pour en lever boutique3 .

 

Bonne-maman duchesse

Conduite par Lassay,

Le cœur plein de détresse,

A dit au nouveau‑né :

Faites revenir Law,

Ministre du système,

Sans quoi les actions, don, don,

S’en iront de ce pas, la, la

Courir la pretentaine.

 

Saisi de la froidure,

Joseph souffle en ses doigts.

Cependant il murmure

De voir le Roi des rois

N"ayant pour se chauffer

Que les seules haleines

Du bœuf et de l’ânon,

Pendant que d’Antin a

De bois ses caves pleines.

 

On vit avec hardiesse

Fontpertuis4 s’approcher,

Tout fier de sa hardiesse,

Quoique fils d’un boucher.

Mais le bœuf par instinct

Un coup de pied détache,

Dans l’appréhension

Qu’il ne vînt tout exprès

L’assommer d’une hache.

 

On cria : Place, place,

A La Faye, à Lassay5 ,

Le dernier plein d’audace

Et d’un air empressé :

Sans craindre du retrait

Le fléau redoutable,

Amis, réalisons ;

Il faut acheter là

Et la crèche et l’étable.

 

Avec mine arrogante

Law parut en ces lieux ;

D’une voix insolente

Il dit au Roi des cieux :

Seigneur, vous êtes pauvre,

Ici‑bas tout vous manque,

Prenez des actions

Et ne refusez pas

D’avoir un compte en banque.

 

On m’écoute en oracle

Chez le peuple français,

J’ai fait un grand miracle,

Dans le cours de six mois.

J’ai prouvé que l’argent

N’était dans la finance

Que vaine illusion,

Qu’on appelle en ce cas

Faux préjugé d’enfance.

 

Sans aller à la Chine

Chercher quelque trésor

Ou sans fouiller la mine

Où l’on trouve de l’or ;

Avec du vil papier,

J’ai fait sans hyperbole

Bien plus de millions

Que jamais n’en roula

Le Tage ou le Pactole.

 

Lassé de qui l’estime

Me flatte extrêmement,

Cet esprit si sublime

De grand discernement

Assure que jamais

Des Condé, des Turenne,

Les grandes actions

Dont on fait tant de cas

Ne valurent les miennes6 .

 

Puis, avisant le mage

Appelé Melchior,

Lui dit : Tu n’es pas sage

De présenter de l’or ;

Apprends qu’il est proscrit

Par un ordre suprême,

Change donc tes testons

Contre ce papier‑là,

Puisque c’est le système.

 

La Force, dit ce mage,

Est Mississipien7 ,

C’est par l’agiotage

Qu’il a gagné son bien ;

Il faut tout au plus tôt

Taxer un pareil drôle.

Je prends la balle au bond

Et vais tout de ce pas

Le mettre sur le rôle8 .

 

On entend un vacarme

Qui donne un grand effroi.

Léon9 causait l’alarme

Criant très fort : A moi !

Elle avait pris aux crins

Certain actionnaire,

Qui par un horion

L’avait renversée là,

Afin de s’en défaire.

 

Bourbon faisant la moue

Dit : Je veux tout cet or,

J’en ai, je vous l’avoue,

Mais j’en demande encor.

A m’en rassasier

Law n’a pas pu suffire ;

Pour l’encens, c’est un don

Dont je fais peu de cas,

Je laisse aussi la myrrhe.

 

Avec maintes duchesses10

Parut madame Law ;

Villars léchait ses fesses,

Guiche baisait ses pas.

La Roquelaure enfin

(ce n’est pas un mensonge)

Décrottait ses jupons :

Brissac avec Brancas

Nettoyaient son éponge.

 

Sabran, leste et pimpante,

Conduisait Falaris,

A Jésus la présente

Puis faisant un souris

Dit : que fait le Régent,

Trop longtemps il diffère

Enfin vers le poupon

Le Régent arriva,

Mais avec Parabère11 .

 

Le petit La Vrillière,

Plein d’orgueil et de vent,

Offre son ministère

Au petit Dieu naissant :

Faut‑il courir pour vous,

Ou porter quelques lettres ?

Je suis bon postillon :

Dans ce seul emploi‑là

Je sais servir mon maître12 .

 

Fleuriau13 vient en soutane

A pas de président :

Je sais qu’on me condamne,

Dit‑il, au Parlement,

Seigneur, excusez‑moi

Si pendant la vacance

J’ai pris sa fonction,

J’ai cru venir par là

A régir la finance.

 

De son apostasie, 

D’Aguesseau tout confus

Se cache et s’humilie.

Sortez, lui dit Jesus. —

Si l’on m’amène à vous,

Seigneur, c’est avec peine.

Sans vertu, sans renom,

J’ai perdu tout cela

En revenant de Fresne.

 

D’un air de confiance

Arriva Verthamont14 ,

Faisant la révérence

A ce petit poupon.

Et prenant en sa main

La bulle enregistrée,

Dit : malgré ces oisons,

Avec ces messieurs‑là,

L’affaire est terminée.

 

Plein d’audace et de zèle,

Prélat contre les lois,

En vrai polichinelle

Parut l’abbé Dubois.

Le bœuf s’épouvanta,

L’âne effrayé recule ;

Quand il eut dit son nom,

Un chacun s’écria :

C’est du bois ; qu’on le brûle !

 

Tout couvert de reproche,

Le Blanc15 vint en ce lieu ;

D’abord, à son approche,

S’écria l’Enfant Dieu :

Ah ! tu me fais horreur !

Ministre trop inique,

Tu tranches du Caton,

Tu n’es qu’un scélérat

Et la haine publique.

 

Exempt de tout reproche

Le Blanc16 vint en ces lieux.

D’abord à son approche,

Ami, dit l’Enfant Dieu,

Toi seul avec honneur

Unis la politique

Sans trancher du Caton, don don

Tu te distingueras la la

De cette indigne clique.

 
  • 1ou 1721.
  • 2Le maréchal d’Estrées fut au nombre des agioteurs. On lui reprochait d’avoir acheté d’immenses provisions de café. (R)
  • 3Le duc de la Force avait accaparé non seulement la cire, mais encore les épiceries. Il avait établi l’entrepôt de ses marchandises au couvent des Grands Augustins. Après la chute du système, toutes ses provisions d’épiceries furent saisies, et on lui intenta un procès. (R)
  • 4Gentilhomme du Régent, alors qu’il n’était que duc de Chartres, « grand drôle bien fait, grand joueur de paume » d’après Saint Simon, le prince, qui l’avait pris en amitié, « lui donna moyen de gagner des trésors au trop fameux Mississipi. » (R)
  • 5La Faye le cadet, secrétaire des commandements de M. le Duc, et Lassay le fils, avaient gagné plusieurs millions. (M.) (R)
  • 6Ce compliment rappelle la réponse intelligente faite par un courtisan, bien inspiré ce jour là, au duc de Bourbon, qui lui montrait ses actions : « Monseigneur, deux actions de votre aïeul valent mieux que toutes celles là. » (R)
  • 7On appelait Mississipiens les agioteurs qui avaient profité de la hausse des actions pour les vendre avec d’énormes bénéfices, par opposition aux actionnaires de bonne foi qui avaient gardé leurs actions. (R)
  • 8Un arrêt du 24 octobre avait ordonné qu’il serait établi des rôles où l’on comprendrait les anciens actionnaires de la Compagnie, pour les obliger à rapporter à la Banque les actions reçues par eux. S’ils n’avaient plus ces actions, ils devaient en acheter à la Compagnie elle même, au prix de 13.500 livres en billets. (R)
  • 9La princesse de Léon, fille aînée du duc de Roquelaure. « Elle avait épousé le prince de Léon (Rohan Chabot) malgré père et mère ; il l’enleva et on fut trop heureux de la lui donner. » (Marais.) (R)
  • 10]Les femmes titrées montrèrent dans l’agiotage autant d’avidité que leurs maris. Madame raconte à ce propos une anecdote un peu crue qui confirme les assertions du chansonnier : « Ce qu’ont fait six dames de qualité est vraiment scandaleux ; elles avaient saisi M. Law au moment où il était dans son appartement, et comme il les suppliait de le laisser aller et qu’elles s’y refusèrent opiniâtrement, il leur dit enfin : « Mesdames, je vous demande mille pardons, mais si vous ne me laissez pas aller, il faut que je crève, car j’ai un tel besoin de pisser qu’il m’est impossible d’y tenir davantage. » Elles lui répondirent : « Eh bien, monsieur, pissez, pourvu que vous nous écoutiez. » Il le fit, tandis qu’elles restaient autour de lui. C’est une chose affreuse, et lui même en a ri à se rendre malade. Vous voyez ainsi à quel point la cupidité est venue en France. » (R)
  • 11La duchesse de Falaris, femme de Georges d’Entrague et maîtresse du duc d’Orléans. Sa liaison avec le Régent commença à la fin de 1720. « L’amour qui est un petit brouillon prend assez de plaisir à mêler les cartes. Le Régent est en querelle avec Mme de Parabère, sa maîtresse, Mme de Sabran veut reprendre sa place, ou faire prendre cette place à une autre personne de ses parentes que l’on appelle la duchesse de Falaris. Et c’est au milieu de la translation du Parlement, de la retraite prochaine du chancelier, de la destitution du cardinal et de la ruine publique, que se joue cette nouvelle comédie qui rend toute cette pièce tragi comique. » (Journal de Marais) (R)
  • 12Dans une satire où les ministres de la Régence, parlant à tour de rôle, avouent ingénument leur incapacité, on fait dire au duc de La Vrillière : « Tenez, monsieur, voilà nos formules de lettres de cachet ; c’est tout ce que Je connais encore. En voilà une pour renfermer un pauvre prêtre à la Bastille : c’est tout ce qu’on me fait faire, et c’est tout ce que je sais faire. » (R)
  • 13Jean Baptiste Fleuriau d’Armenonville avait présidé la Chambre des vacations établie pendant l’exil du Parlement à Pontoise. « M. d’Armenonville, dit Barbier, s’est fait aimer par ses manières gracieuses » mais il remarque que « le public n’était pas content d’être jugé là. » Les juges annonçaient eux mêmes qu’il n’entendait rien à ces affaires.
  • 14Premier président du Grand Conseil. (R)
  • 15Claude Le Blanc (1619 1728), après avoir été successivement conseiller au Parlement de Metz, maître des requêtes, intendant d’Auvergne et conseiller au conseil de guerre, était devenu en 1718 secrétaire d’État de la guerre. C’est lui qui fit graver les lettres de cachet pour la translation du Parlement à Pontoise, par un ouvrier que l’on enferma à la Bastille avec ses outils, pour que le secret fût bien gardé. (R)
  • 16Dans F.Fr.13655 ou BHVP MS 670, le couplet a été complètement réécrit, sur les mêmes rimes, par un partisan du ministre

Numéro
$0430


Année
1719 (Castries) / 1720 / 1721 juillet (Buvat, BHVP MS 670)




Références

Raunié, III,274-84 - Clairambault, F.Fr.12697, p.449-52 et p.469-75 -Maurepas, F.Fr.12630, p.307-15 -  F.Fr.13655, p.187-88 (vers 128-168 seulement) et p.477-78 - NAF.9184, p.2225-26 (quelques couplets) - BHVP MS 554, f°351v-353v (dans le désordre) - BHVP, MS 670, f°91v-94v - Mazarine Castries 3982, p.382-406 - Buvat, II, 263-65 (vers 128-168)


Notes

Autre version en $429. Mais les deux numéros sont séparés dans les recueils.