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Panégyrique du maréchal de Richelieu

Panégyrique du maréchal de Richelieu1
Croire encore écrire en beaux vers,
Se marier, livrer bataille
Quand on a quatre-vingts hivers,
C’est s’exposer à trois revers,
Dont sans pitié chacun se raille.
Idolâtrer, servir dans un âge aussi vieux
Les amours, les  muses, la gloire,
N’est qu’un ridicule odieux ;
Tous les vieillards sont faits pour rater la victoire.
L’homme au bord du tombeau, traînant son corps perdu,
Même avant d’expirer souvent n’existe plus.
Ainsi, guerriers, amants, rimeurs octogénaires,
Jouissez du passé, bornez-y vos chimères,
Racontez vos exploits, lisez vos vers heureux
Sans essayer d’en faire d’autres ;
L’esprit baisse et s’éteint dans un corps catharreux.
Mars, Phœbus et l’Amour ne lancent plus leurs feux
Sur des cœurs vieux, usés, glacés, comme les vôtres.
Ces vers, où je m’égaye aux dépens des vieillards,
Furent lus l’autre jour d’un ami des beaux-arts,
Qui me dit : N’en déplaise à votre poésie,
Le modèle brillant de la galanterie,
Qui pilla de Vénus, des Grâces le trésor,
Qui prit Chypre et Mahon en dépit de l’envie,
Qui reçut tour à tour une couronne d’or
Des trois Dieux que vos vers veulent qu’un vieillard fuie,
Richelieu, qui des grands piqua la jalousie,
A quatre-vingts hivers est bien vivace encor.
L’âge n’a pas éteint sa force, son génie. —
J’en conviens : ce héros vanté,
Non moins savant dans l’art de Follard, de Polybe,
Que dans l’art plus charmant de dompter la beauté
Siffle par sa bonne santé
Ma morale et ma diatribe.
En Grèce, les vieillards à leurs petits-enfants
Disaient : Ce bon Nestor qu’on révère et qu’on aime,
Qui raconte des faits aussi vieux qu’étonnants,
Qui vit Troie embrasée et ses remparts croulants,
Nos pères comme nous l’ont toujours vu de même.
Je veux que Richelieu, par un bonheur extrême,
Conserve comme lui sa vigueur et ses sens,
Que Bellone et Vénus l’adorent à cent ans.
Ces deux belles encor, sans nuire à mon système,
Peuvent le couronner de leurs lauriers brillants.
Comme on voit dans l’hiver un beau jour de printemps ;
Par miracle une fois la sagesse suprême
Suspend l’ordre et le cours de ses décrets constants,
Garantit un héros des outrages du temps,
Et le dérobe aux coups de la Parque au teint blême.
Mais comme tout finit, quand ce Nestor nouveau
Aura dans un esquif traversé l’onde noire,
Voici ce que sur son tombeau
Gravera le burin des filles de Mémoire :
Passant, qui que tu sois, apprends que dans ce lieu,
Sous ce marbre sacré repose un demi-dieu,
Qui fixa sur ses pas l’amour et la victoire,
Qui vit bien peu changer les destins inconstants,
Qui joignit de Vénus les myrtes éclatants
Aux brillants lauriers de la gloire,
Le plus aimable des Français,
Le plus grand aux yeux de Bellone,
Le sauveur du Génois, la terreur de l’Anglais,
L’ami de son monarque et l’appui de son trône,
Qui réunit tous les honneurs,
Qui de Minerve eut les faveurs,
Qui subjugua toutes les belles,
Qui, sans languir jamais dans un obscur repos,
Se montra près d’un siècle un grand homme, un héros,
Et cueillit en tout temps des palmes immortelles.
Si du seigneur vanté, dont je peins les hauts faits
Dans des vers moins beaux que fidèles,
Je te tais le grand nom. Tu m’as lu… Tu le sais.

  • 1 Le maréchal de Richelieu, alors âgé de quatre‑vingt-huit ans, avait perdu depuis quelque temps déjà cette jeunesse d’esprit et de corps que lui attribuait son panégyriste. C’est du moins ce que constatait Métra dès l’année 1783 : « Le doyen des maréchaux de France, le vieux duc de Richelieu, se promenait aux Tuileries il n’y a pas plus de quinze jours et à la belle heure, c’est‑à‑dire entre une et deux. Il était paré comme un jeune petit‑maître, mais sa vieillesse, malgré l’art qui la déguisait, fut reconnue et humiliée. Ce n’est pas le mot par rapport au public, mais ce l’est pour le maréchal qui veut être encore jeune. Il avait fait plusieurs tours sans être soutenu ; mais, suivi de tout le monde, il faisait gloire de se montrer à la génération présente, comme s’il n’était pas de la génération passée. Il veut enfin s’asseoir et se baisse pour prendre un siège, mais sa faiblesse le trahit ; il allait faire une chute si quelqu’un ne l’eût retenu et placé sur un siège, non sans qu’il fût un peu déconcerté. Il mit de la gloire à réparer cet affront prétendu ; il se leva avec vivacité et voulut marcher encore, cet effort a été l’époque de sa maladie à laquelle on connaît encore une autre cause. Il s’est imaginé pouvoir témoigner à la maréchale, son épouse, un amour vraiment printanier ; celle‑ci, par habitude ou par complaisance, s’étant laissé faire, le cher époux a été sur le point de voir changer ses myrtes en cyprès. » (R)

Numéro
$1543


Année
1784




Références

Raunié, X,144-47 -  CSPL, t.XVI, p.323-25