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La guerre civile de Genève, ou les Amours de Robert Covelle. Chant II

La guerre civile de Genève,

ou les Amours de Robert Covelle. 

Poème héroïque avec des notes instructives.


              Chant deuxième

Quand deux partis divisent un empire,

Plus de plaisirs, plus de tranquillité,

Plus de tendresse, et plus d’honnêteté ;

Chaque cerveau, dans sa moelle infecté,

Prend pour raison les vapeurs du délire ;

Tous les esprits, l’un par l’autre agité,

Vont redoublant le feu qui les inspire :

Ainsi qu’à table un cercle de buveurs,

Faisant au vin succéder les liqueurs,

Tout en buvant demande encore à boire,

Verse à la ronde, et se fait une gloire

En s’enivrant d’enivrer son voisin.

Des prédicants le bataillon divin,

Ivre d’orgueil et du pouvoir suprême,

Avait déjà prononcé l’anathème ;

Car l’hérétique excommunie aussi.

Ce sacré foudre est lancé sans merci

Au nom de Dieu. Genève imite Rome,

Comme le singe est copiste de l’homme.

Robert Covelle et ses braves bourgeois

Font peu de cas des foudres de l’Église :

On en sait trop : on lit l’Esprit des lois ;

A son pasteur l’ouaille est peu soumise.

Le fier Rondon, l’intrépide Flournois,

Pallard le riche, et le discret Clavière,

Vont envoyer, d’une commune voix,

Les prédicants prêcher dans la rivière.

On s’y dispose ; et le vaillant Rodon

Saisit déjà le sot prêtre Brognon

A la braguette, au collet, au chignon ;

Il le soulève ainsi qu’on vit Hercule,

En déchirant la robe qui le brûle,

Lancer d’un jet le malheureux Lychas.

Mais, ô prodige ! et qu’on ne croira pas,

Tel est l’ennui dont la sage nature

Dota Brognon, que sa seule figure

Peut assoupir, et même sans prêcher,

Tout citoyen qui l’oserait toucher ;

Rien n’y résiste, homme, femme, ni fille.

Maître Brognon ressemble à la torpille ;

Elle engourdit les mains des matelots

Qui de trop près la suivent sur les flots.

Rodon s’endort, et Pallard le secoue ;

Brognon gémit étendu dans la boue.

Tous les pasteurs étaient saisis d’effroi ;

Ils criaient tous : « Au secours ! à la loi !

A moi, chrétiens, femmes, filles, à moi ! »

A leurs clameurs, une troupe dévote,

Se rajustant, descend de son grenier,

Et crie, et pleure, et se retrousse, et trotte,

Et porte en main Saurin1 et le psautier ;

Et les enfants vont pleurant après elles,

Et les amants donnant le bras aux belles ;

Diacre, maçon, corroyeur, pâtissier,

D’un flot subit inondent le quartier.

La presse augmente ; on court, on prend les armes :

Qui n’a rien vu donne le plus d’alarmes ;

Chacun pense être à ce jour si fatal

Où l’ennemi, qui s’y prit assez mal,

Au pied des murs vint planter ses échelles2 ,

Pour tuer tout, excepté les pucelles.

Dans ce fracas, le sage et doux Dolot

Fait un grand signe, et d’abord ne dit mot :

Il est aimé des grands et du vulgaire ;

Il est poète, il est apothicaire,

Grand philosophe, et croit en Dieu pourtant ;

Simple en ses moeurs, il est toujours content,

Pourvu qu’il rime, et pourvu qu’il remplisse

De ses beaux vers le Mercure de Suisse.

Dolot s’avance ; et dès qu’on s’aperçut

Qu’il prétendait parler à des visages,

On l’entoura, le désordre se tut.

« Messieurs, dit-il, vous êtes nés tous sages ;

Ces mouvements sont des convulsions ;

C’est dans le foie, et surtout dans la rate,

Que Galien, Nicomaque, Hippocrate,

Tous gens savants, placent les passions ;

L’âme est du corps la très humble servante ;

Vous le savez, les esprits animaux

Sont fort légers, et s’en vont aux cerveaux

Porter le trouble avec l’humeur peccante.

Consultons tous le célèbre Tronchin ;

Il connaît l’âme, il est grand médecin ;

Il peut beaucoup dans cette épidémie. »

Tronchin sortait de son académie

Lorsque Dolot disait ces derniers mots :

Sur son beau front siège le doux repos ;

Son nez romain dès l’abord en impose ;

Ses yeux sont noirs, ses lèvres sont de rose ;

Il parle peu, mais avec dignité ;

Son air de maître est plein d’une bonté

Qui tempérait la splendeur de sa gloire ;

Il va tâtant le pouls du consistoire,

Et du conseil, et des plus gros bourgeois.

Sur eux à peine il a placé ses doigts,

O de son art merveilleuse puissance !

O vanités ! ô fatale science !

La fièvre augmente, un délire nouveau

Avec fureur attaque tout cerveau.

J’ai vu souvent près des rives du Rhône

Un serviteur de Flore et de Pomone

Par une digue arrêtant de ses mains

Le flot bruyant qui fond sur ses jardins :

L’onde s’irrite, et, brisant sa barrière,

Va ravager les oeillets, les jasmins,

Et des melons la couche printanière.

Telle est Genève ; elle ne peut souffrir

Qu’un médecin prétende la guérir :

Chacun s’émeut, et tous donnent au diable

Le grand Tronchin avec sa mine affable.

Du genre humain voilà le sort fatal :

Nous buvons tous dans une coupe amère

Le jus du fruit que mangea notre mère ;

Et du bien même il naît encor du mal.

Lui, d’un pas grave et d’une marche lente,

Laisse gronder la troupe turbulente,

Monte en carrosse, et s’en va dans Paris

Prendre son rang parmi les beaux esprits.

Genève alors est en proie au tumulte,

A la menace, à la crainte, à l’insulte :

Tous contre tous, Bitet contre Bitet,

Chacun écrit, chacun fait un projet ;

On représente, et puis on représente ;

A penser creux tout bourgeois se tourmente ;

Un prédicant donne à l’autre un soufflet ;

Comme la horde à Moïse attachée

Vit autrefois, à son très grand regret,

Sédékia, prophète peu discret,

Qui souffletait le prophète Michée3 .

Quand le soleil, sur la fin d’un beau jour,

De ses rayons dore encor nos rivages,

Que Philomèle enchante nos bocages,

Que tout respire et la paix et l’amour,

Nul ne prévoit qu’il viendra des orages.

D’où partent-ils ? dans quels antres profonds

Étaient cachés les fougueux aquilons ?

Où dormaient-ils ? quelle main, sur nos têtes,

Dans le repos retenait les tempêtes ?

Quel noir démon soudain trouble les airs ?

Quel bras terrible a soulevé les mers ?

On n’en sait rien. Les savants ont beau dire

Et beau rêver, leurs systèmes font rire.

Ainsi Genève, en ces jours pleins d’effroi,

Était en guerre, et sans savoir pourquoi.

Près d’une église à Pierre consacrée,

Très sale église, et de Pierre abhorrée,

Qui brave Rome, hélas ! impunément,

Sur un vieux mur est un vieux monument,

Reste maudit d’une déesse antique,

Du paganisme ouvrage fantastique,

Dont les enfers animaient les accents

Lorsque la terre était sans prédicants.

Dieu quelquefois permet qu’à cette idole

L’esprit malin prête encor sa parole.

Les Genevois consultent ce démon

Quand par malheur ils n’ont point de sermon,

Ce diable antique est nommé l’Inconstance ;

Elle a toujours confondu la prudence :

Une girouette exposée à tout vent

Est à la fois son trône et son emblème ;

Cent papillons forment son diadème :

Par son pouvoir magique et décevant

Elle envoya Charles-Quint au couvent,

Jules Second aux travaux de la guerre ;

Fit Amédée et moine, et pape, et rien4 ,

Bonneval turc5 , et Macarti chrétien6 .

Elle est fêtée en France, en Angleterre.

Contre l’ennui son charme est un secours.

Elle a, dit-on, gouverné les amours:

S’il est ainsi, c’est gouverner la terre.

Monsieur Grillet7 , dont l’esprit est vanté,

Est fort dévot à cette déité :

Il est profond dans l’art de l’ergotisme ;

En quatre parts il vous coupe un sophisme,

Prouve et réfute, et rit d’un ris malin

De saint Thomas, de Paul, et de Calvin :

Il ne fait pas grand usage des filles,

Mais il les aime; il trouve toujours bon

Que du plaisir on leur donne leçon

Quand elles sont honnêtes et gentilles ;

Permet qu’on change et de fille et d’amant,

De vins, de mode, et de gouvernement.

   « Amis, dit-il, alors que nos pensées

Sont au droit sens tout à fait opposées,

Il est certain par le raisonnement

Que le contraire est un bon jugement ;

Et qui s’obstine à suivre ses visées

Toujours du but s’écarte ouvertement.

Pour être sage, il faut être inconstant ;

Qui toujours change une fois au moins trouve

Ce qu’il cherchait, et la raison l’approuve :

A ma déesse allez offrir vos vœux ;

Changez toujours, et vous serez heureux.

   Ce beau discours plut fort à la commune.

« Si les Romains adoraient la Fortune,

Disait Grillet, on peut avec honneur

Prier aussi l’inconstance, sa soeur. »

Un peuple entier suit avec allégresse

Grillet, qui vole aux pieds de la déesse.

On s’agenouille, on tourne à son autel.

La déité, tournant comme eux sans cesse,

Dicte en ces mots son arrêt solennel :

« Robert Covelle, allez trouver Jean-Jacques,

Mon favori, qui devers Neuchâtel

Par passe-temps fait aujourd’hui ses pâques8 .

C’est le soutien de mon culte éternel ;

Toujours il tourne, et jamais ne rencontre ;

Il vous soutient et le pour et le contre

Avec un front de pudeur dépouillé.

Cet étourdi souvent a barbouillé

De plats romans, de fades comédies,

Des opéras, de minces mélodies ;

Puis il condamne, en style entortillé,

Les opéras, les romans, les spectacles.

Il vous dira qu’il n’est point de miracles,

Mais qu’à Venise il en a fait jadis.

Il se connaît finement en amis ;

Il les embrasse, et pour jamais les quitte.

L’ingratitude est son premier mérite.

Par grandeur d’âme il hait ses bienfaiteurs.

Versez sur lui les plus nobles faveurs,

Il frémira qu’un homme ait la puissance,

La volonté, la coupable impudence

De l’avilir en lui faisant du bien.

Il tient beaucoup du naturel d’un chien ;

Il jappe et fuit, et mord qui le caresse.

Ce qui surtout me plaît et m’intéresse

C’est que de secte il a changé trois fois,

En peu de temps, pour faire un meilleur choix.

Allez, volez, Catherine, Covelle,

Dans votre guerre engagez mon héros,

Et qu’il y trouve une gloire nouvelle ;

Le dieu du lac vous attend sur ses flots.

En vain mon sort est d’aimer les tempêtes ;

Puisse Borée, enchaîné sur vos têtes,

Abandonner au souffle des zéphyrs

Et votre barque et vos charmants plaisirs !

Soyez toujours amoureux et fidèles,

Et jouissants. C’est sans doute un souhait

Que jusqu’ici je n’avais jamais fait ;

Je ne voulais que des amours nouvelles :

Mais ma nature étant le changement,

Pour votre bien je change en ce moment.

Je veux enfin qu’il soit dans mon empire

Un couple heureux sans infidélité,

Qui toujours aime, et qui toujours désire ;

On l’ira voir un jour par rareté :

Je veux donner, moi qui suis l’Inconstance,

Ce rare exemple : il est sans conséquence ;

J’empêcherai qu’il ne soit imité.

Je suis vrai pape, et je donne dispense,

Sans déroger à ma légèreté :

Ne doutez point de ma divinité ;

Mon Vatican, mon église est en France. »

Disant ces mots, la déesse bénit

Les deux amants, et le peuple applaudit.

A cet oracle, à cette voix divine,

Le beau Robert, la belle Catherine,

Vers la girouette avancèrent tous deux,

En se donnant des baisers amoureux ;

Leur tendre flamme en était augmentée ;

Et la girouette, un moment arrêtée,

Ne tourna point, et se fixa pour eux.

Les deux amants sont prêts pour le voyage ;

Un peuple entier les conduit au rivage :

Le vaisseau part ; Zéphyre et les Amours

Sont à la poupe, et dirigent son cours,

Enflent la voile, et d’un battement d’aile

Vont caressant Catherine et Covelle.

Tels, en allant se coucher à Paphos,

Mars et Vénus ont vogué sur les flots ;

Telle Amphitrite et le puissant Nérée

Ont fait l’amour sur la mer azurée.

Les bons bourgeois, au rivage assemblés,

Suivaient de l’oeil ce couple si fidèle ;

On n’entendait que les cris redoublés

De liberté, de Catin, de Covelle.

Parmi la foule il était un savant

Qui sur ce cas rêvait profondément,

Et qui tirait un fort mauvais présage

De ce tumulte et de ce beau voyage.

« Messieurs, dit-il, je suis vieux, et j’ai vu

Dans ce pays bon nombre de sottises ;

Je fus soldat, prédicant, et cocu ;

Je fus témoin des plus terribles crises ;

Mon bisaïeul a vu mourir Calvin :

J’aime Covelle, et surtout sa Catin ;

Elle est charmante, et je sais qu’elle brille

Par son esprit comme par ses attraits ;

Mais, croyez-moi, si vous aimez la paix,

Allez souper avec madame Oudrille. »

Notre savant, ayant ainsi parlé,

Fut du public impudemment sifflé.

Il n’en tint compte ; il répétait sans cesse,

« Madame Oudrille... » On l’entoure, on le presse ;

Chacun riait des discours du barbon :

Et cependant lui seul avait raison.

  • 1 Les sermons de Saurin, prédicant à la Haye, connu pour une petite espièglerie qu’il fit à milord Portland, en faveur d’une fille: ce qui déplut fort au Portland, lequel ne passait cependant pas pour aimer les filles.
  • 2L’escalade de Genève, le 12 décembre 1602.
  • 3Voyez les Paralipomènes, liv. II, ch. xviii, v. 23. Or Sédékia, fils de Kanaa, s’approcha de Michée, lui donna un soufflet, et lui dit: « Par où l’esprit du Seigneur a-t-il passé pour aller de ma main à ta joue (et, selon la Vulgate, de toi à moi)?
  • 4Amédée, duc de Savoie, retiré à Ripaille, devenu antipape sous le nom de Félix V, en 1440.
  • 5Le comte de Bonneval, général en Allemagne, et bacha en Turquie, sous le nom d’Osman.
  • 6 L’abbé Macarty, Irlandais, prieur en Bretagne, sodomite, simoniaque, puis turc. Il emprunta, comme on sait, à l’auteur de ce grave poème 2,000 livres, avec lesquelles il s’alla faire circoncire. Il a rechristianisé depuis, et est mort à Lisbonne.
  • 7Celui que l’auteur désigne par le nom de Grillet est en effet un homme d’esprit, qui joint à une dialectique profonde beaucoup d’imagination.
  • 8Jean-Jacques Rousseau communiait en effet alors dans le village de Moutier-Travers, diocèse de Neuchâtel. Il imprima une lettre dans laquelle il dit qu’il pleurait de joie à cette sainte cérémonie. Le lendemain, il écrivit une lettre sanglante contre le prédicant, qui l’avait, dit-il, très mal communié; le surlendemain, il fut lapidé par les petits garçons, et ne communia plus. Il avait commencé par se faire papiste à Turin, puis il se refit calviniste à Genève; puis il alla à Paris faire des comédies; puis il écrivit à l’auteur qu’il le ferait poursuivre au consistoire de Genève, pour avoir fait jouer la comédie sur terre de France, dans son château à deux lieues de Genève; puis il écrivit contre M. d’Alembert en faveur des prédicants de Genève; puis il écrivit contre les prédicants de Genève, et imprima qu’ils étaient tous des fripons, aussi bien que ceux qui avaient travaillé au dictionnaire de l’Encyclopédie, auxquels il avait de très grandes obligations. Comme il en avait davantage à M. Hume, son protecteur, qui le mena en Angleterre et qui épuisa son crédit pour lui faire obtenir cent guinées d’aumône du roi, il écrivit bien plus violemment contre lui: «  Premier soufflet, dit-il, sur la joue de mon protecteur; second soufflet, troisième soufflet. » Apparemment, a-t-on dit, que le quatrième était pour le roi.

Numéro
$7713


Année
1768

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du Dix-huitième siècle, p.3-51 - Poésies satyriques, p.111-160


Notes

La guerre civile de Genève, occupe les numéros $7712-7716 - Toutes les notes sont reprises de l'édition de 1768 et sont donc le fait de Voltaire.