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Procès de M. de La Bédoyère

Le  procès de M. de la Bédoyère1
Quel spectacle touchant se présente à ma vue ?
J’aperçois Vénus éperdue,
Les Grâces sont en deuil et répandent des pleurs.
Rien ne peut apaiser leurs mortelles douleurs.
En proie aux plus vives alarmes,
L’Hymen renverse son flambeau,
Et l’Amour désolé, déchirant son bandeau,
Vient confondre avec lui ses soupirs et ses larmes.
La tristesse et l’effroi triomphent dans ces lieux.
Malheureux Bédoyère, Agathe infortunée,
Le ciel vous promettait une autre destinée.
Que vous sert d’être amants, d’être époux vertueux,
Votre tendresse en vain intéresse les dieux ;
En vain ces dieux jaloux d’une flamme si belle
Voudraient vous voir unis d’une chaîne éternelle.
D’un aveugle ennemi le pouvoir odieux
Trompe en ce jour fatal votre attente et leurs vœux.
D’une mère en fureur, quoi ! la haine cruelle !
Hélas ! que vais-je dire ? O fils trop généreux,
Je t’offense sans doute et mon zèle est un crime.
Nommons avec respect l’ennemi qui t’opprime.
Ou plutôt, condamnant ces injustes discours,
N’imputons point tes maux aux auteurs de tes jours2 .
La vengeance qui les anime
Immole en soupirant une chère victime.
Les préjugés cruels sont tes seuls ennemis.
Monstres, qui nous livrez la guerre,
Aveugles préjugés, fiers tyrans de la terre,
Vous osez profaner le temple de Thémis.
Temple auguste, enceinte sacrée,
De l’immortelle vérité
Demeure sainte et révérée,
toi, dont la divinité
Porte dans ses mains redoutables
Pour le crime effrayé des foudres toujours prêts,
Ces foudres vengeurs des forfaits
Sur les innocents misérables
Devraient-ils éclater jamais ?
Cher malheureux, tes pleurs, nos vœux, ton éloquence,
Rien n’a pu de Thémis désarmer le courroux3 ;
Aux charmes des talents, aux cris de l’innocence
Ah ! faut-il qu’elle soit moins sensible que nous !
Console-toi pourtant ; tes malheurs font ta gloire.
Déjà même sur ses autels
En caractères immortels
L’Amour a gravé ton histoire ;
Jusques chez nos derniers neveux
Tu seras l’entretien des amants malheureux.
Vainqueur de la cruelle envie,
Ton nom vivra dans tous les temps.
Que dis-je ? en vain le Sort persécute ta vie,
Ses efforts seront impuissants ;
Il a pu te priver d’une épouse chérie,
Mais peut-il te ravir son coeur et tes talents4  ?

  • 1 - Huchet de la Bédoyère, ancien avocat général près la cour des aides, avait eu à soutenir un procès contre ses parents au sujet de son mariage avec Mlle Agathe Sticoti danseuse de la Comédie Italienne. (M.) — Barbier nous apprend que lors de son arrivée à Paris, « M. de la Bédoyère était jeune, et que sa vivacité d’esprit l’avait tourné au libertinage, qu’il avait fait de mauvaises affaires avec des usuriers, nombre de lettres de change, devant à tout le monde, empruntant de tout côté. En cet état il aurait lié connaissance avec Agathe Sticoti, fille de défunt Fabio, pantalon de la Comédie Italienne, et qui a monté trois ou quatre fois sur le théâtre. Il s’est attaché à cette jeune fille, fort sage d’ailleurs, et fort décente de l’aveu du public, ce qui doit être vrai. Cette fille qui avait quelque bien, pareillement attachée, a aidé à soutenir M. de la Bédoyère qui ne savait où donner de la tête ; enfin par reconnaissance et sur des promesses précédentes, il l’avait secrètement épousée au mois de janvier 1744. » (R)
  • 2Tout le monde sait que M. de la Bédoyère a marqué le plus d’acharnement contre son fils. (M.) (R)
  • 3Le neveu du célèbre avocat Cochin avait plaidé pour Agathe Sticoti, et M. de la Bédoyère s’était défendu lui-même avec beaucoup d’éloquence. (R)
  • 4Cette pièce anonyme portait pour épigraphe les deux vers suivants : Ambo infelices, si quid mea carmina posent, / Nulla dies unquam memori vos eximet aevo. (R)

Numéro
$1024


Année
1745




Références

Raunié, VII,54-56 - Maurepas, F.Fr.12648, p.175-77 - F.Fr.13658, p.35-37 - Arsenal MS 3133, p.655-58