Lucifer dédommagé
Lucifer dédommagé1
Dom Lucifer, certain jour s'amusant
Prit son registre et vit en le lisant
Que de beaucoup s'appetissait le nombre
Des débarquants dans le séjour de l'ombre.
Qu'est-ce, dit-il, ceci n'est pas commun.
Pour m'éclaircir faisons venir quelqu'un.
Belzébut, holà, rendez-moi compte,
Dit le monarque, il faut qu'on nous affronte.
Le casuel, ce me semble, ne va pas
Comme autrefois, débrouillez-moi le cas ;
Je puis faillir, mais j'ai dans ma caboche
Qu'il y a là quelque anguille sous roche
C'est bien sous marbre et le fait est certain,
Dit l'estafier du sire souterrain.
De ce déchet j'ai découvert la cause
L'abbé Pâris2 sous le marbre repose
En son vivant diacre ou plutôt lutin,
Jeûnant, priant et travaillant sans fin
A notre perte, et mieux que tous nos prêtres
Donnant, jetant son bien par les fenêtres
Pour secourir, aider de près, de loin,
Ceux qu'il savait souffrir quelque besoin.
Ce n'est pas tout, ce méchant petit homme
Huait, sifflait ce qui venait de Rome,
N'en tenait compte, et le traitait d'abus
pour peu qu'il fût contraire aux anciens us.
Or jugez bien qu'avec conduite telle
Le drôle avait belle et longue séquelle
De partisans qui partout le vantaient
Et comme un saint déjà le révéraient,
Le déclarant malgré notre rubrique
Canonisé selon le rite antique.
Car chacun d'eux voudrait que du vieux temps
On s'approchât en dépit de nos dents.
Mais le pis est qu'il avait la manie
De l'imiter, d'aller son train de vie.
Par quoi le cas est enfin advenu
De voir rogner notre ancien revenu.
Quand je le vis enfiler l'onde noire
Je crus d'abord aller chanter victoire.
Ah, pour le coup, mon petit appelant,
A votre tour vous voilà dévalant
Dans le manoir des gens de votre sorte.
Allez-y, dis-je, attendre votre escorte.
J'en fus le sot, voilà mon trépassé
Plus en honneur, plus couru qu'au passé.
Pour nous donner de nouvelles aubades
De tout côté accouraient maints malades
Le réclamant d'un coeur humble et contrit.
Qu'arrive-t-il ? Notre homme les guérit.
J'eus beau crier, ceci n'est chose sûre,
Mes bonnes gens, mais bien une imposture.
Oui-dà, néant, sans écouter mes cris
On court toujours au bienheureux Pâris.
Je frémissais qu'on lui donnât ce titre
pour l'en frustrer ; j'inspire un homme à mitre
Qui par écrits assez mal fagotés
Voulut prouver qu'il n'en était doté,
Ains qu'étant mort réfractaire au Saint-Siège
Point ne pourrait avoir ce privilège.
Comme le jour se voyait clairement
Qu'était à charge et pesait diablement
Au bon prélat3 ce hargneux petit diacre
Autant du moins qu'à je ne sais quel fiacre
Pesait, dit-on, certaine Anne Lefranc4 .
Quant au mandat, à parler net et franc,
Loin de finir cette chienne d'affaire
A notre honte il fit de belle eau claire.
Contre Pâris en vain tout ce qu'il fit
Ce fut pour lui déguiser l'appétit
Car tout depuis, ce fut un vrai déluge
De langoureux, autour du thaumaturge5 .
Par Lucifer, c'est mon plus grand serment,
Jurai-je alors, un tel aveuglement
Dure un peu trop, il faut en fin finale
Qu’il cesse, ou bien pour un diable de balle
Je vais passer. Y rêvant, dis-je, un peu,
Ne puis-je donc mettre fin à ce jeu
Et dissiper cette canaille
Que je vois prête à nous livrer bataille ?
Ah bon, j'y suis et le tour est heureux
Cherchons des gens qui fassent les boîteux
On les verra aller au cimetière
Clopin clopant se coucher sur la pierre
Puis se lever, puis miracle on criera
Et l'imposture aussitôt se verra
Je cherche donc, prince, au gré de mon âme.
Chemin faisant je rencontre une femme
Nous convenons et ma drôlesse part
Tout en boîtant arrive à Saint-Médard
Vers le tombeau pour mieux tromper la vue
Se fait mener, par des gens soutenue
S'y vautre enfin, en marmottant tout haut
je ne sais quoi ; oh ! que je fus prenant !
Comment cela ? dit le sire du gouffre,
Frappant du pied sur son trône de soufre.
Comment, dit l'autre, à peine ce méchant
Sentit de lui la commère approchant
Qu'il vous la tape et d'un coup l'estropie,
Mais de façon que la bégueule en crie.
Ah ! juste ciel de ma dérision,
Je le sens bien, c'est là la punition.
On découvrit ainsi tout le mystère,
Puis l'on passa acte devant notaire,
Visé, signé par vingt-six garnements
Pour être mis parmi les monuments
Qui serviront à border la légende
Que l'on doit faire au saint de contrebande.
Or voyant donc que je perdais mon temps
De ce côté pour pervertir les gens,
Que chaque jour s'écornait notre rente,
Pour recruter nos habitants je tente
De voir ailleurs et je tends mes panneaux
Chez nos amis et bénins Provençaux
A gens d'entre eux je m'adresse et me borne.
Gens comme on sait plus riche d'une corne
Que ne fut onc habitant des Enfers
Et pour le moins d'esprit aussi pervers
J'en empoigne un6 . C'était homme d'élite,
Homme aux yeux doux faisant la chatemitte
Menant les gens tout droit au paradis
Par un chemin qu'on ignorait jadis
Et de leurs biens ayant la complaisance
De les défaire, avec beaucoup d'aisance.
Finalement pour achever son lot,
Grand sectateur du tendre Molinot
Dès qu'il me sent, il trémousse, il trotte
De ça de là, poursuit mainte dévote
Et leur apprend si perverse oraison
Qu'enfin plusieurs en perdent la raison
Du bon moment fait usage et profite
et coetera ; du nouveau prosélyte
On s'en goberge, on le met en chanson.
D'autre entretien on n'entend dans Toulon,
Et où depuis le libertin, l'impie
Plus que jamais mène joyeuse vie,
Tout à vau l'eau, adieu toute vertu,
On s'en soucie ainsi que d'un fétu
Dans ces cantons, et comme y fit la peste
Par le passé ; l'on y verra le reste
Gagner ce mal non moins contagieux.
Partant pour nous Toulon ira bienmieux.
Or me direz, si quelque bonne mère
Par cas fortuit vient sonder le mystère
Voire porter la chose au criminel ?
Bon, bagatelle ! A réparer l'injure
La forceront gens de judicature.
Plus des trois quarts dans ma manche je tiens,
Vendus, livrés à tous ceux qui sont miens
Et si l'on vient crier à l'injustice
J'aurais recours à quelque autre artifice
Nous aurons soin de semer en tout lieu
Factum du goût de mon peuple de Dieu.
Pour s'en repaître on querra sans peine
Saint-Evremond, Boccace, la Fontaine,
Tant qu'à la fin notre bon papeplard
De ce bourbier sortira tout gaillard
Et soutenu de ma faveur insigne
Reparaîtra tout aussi blanc qu'un cygne.
Lors directeurs voyant l'impunité
Gardant toujours dehors de piété,
Pourront sans peine s'épanouir, s'ébattre
Et du joyeux bon temps s'en donner comme quatre.
De sa guérite on verra maint cafard
Tendre ses lacs au sexe trop simplard
Et dextrement, par oraison sacrée
Les pervertir sans craindre la bourrée.
Puis pour complaire au bénin sanhédrin7
Le plus sûr est encore d'aller le même train
Par quoi, venant à mieux tourner la chance
Nous accroîtrons notre ancienne pitance.
De ce beau tour qu'en dit Sa Majesté ?
Ah ! par ma fourche il est bien inventé,
Dit le monarque, à ce coup notre empire
Malgré Pâris et ceux qu'il sut séduire
Va refleurir. Pour prix de tes travaux
Dès ce moment, sois mon garde des Sceaux.
- 1Autre titre: Pièce en vers au sujet des prétendus miracles du Diacre Pâris
- 2Il fut un des plus fameux appelants de la bulle Unigenitus au futur concile général. (M)
- 3Vintimille du Luc, pour lors archevêque de Paris en 1729. (M)
- 4Une des femmes convulsionnaires qui fut au tombeau de M. Pâris pour obtenir sa guérison. (M)
- 5Faiseur de miracles. (M)
- 6Le Père Girard (M)
- 7Il s'écrit aussi Sanédrin ou Synédrin. C'était le grand conseil des juifs qu'on nommait ainsi, ou le tribunal souverain de la république de Rome, dans lequel se décidait les affaires d'Etat et de religion. On le compare ici au parlement de Provence. (M)
Clairambault, F.Fr. 12701, p. 343-48 - Maurepas, F.Fr.12632, p.439-45 - F.Fr.10476, f°5-8 - F.Fr.12797, f°32-36 - F.Fr.12800, p. 374-80 - F.Fr.15020, f°234-40 - F.Fr.15145, p.72-83 - F.Fr.23859, f°186r-188v - Arsenal 2975, p.110-18 - Arsenal 2962, p.550-59 - Arsenal 3133, p.69-76 -BHVP, MS652, p.154-61 - Mazarine, 3971, p.288-300 - Chambre des députés, MS 1422, f°136 - Avignon BM, MS 1221, p.308-14 - Lille, BM, 64, p.329-40 - Lyon BM, Palais des Arts, MS 54, f°30-35 - Turin, p.177-84 - Choregraphus, édition de 1754, p.73-77