Le Duc reconnaissant et les deux médecins
Le duc reconnaissant et les deux médecins1
Un petit duc, un petit avorton,
Bouffi d’orgueil et du plus mauvais ton,
Fait au mépris et souriant de blâme,
Se préparait non pas à rendre l’âme,
(On ne rend pas ce qu’on n’a jamais eu) ;
Sans plus de phrase il se croyait perdu.
Privé d’espoir, usé par la débauche,
Ce mannequin, cette fragile ébauche,
Allait partir bien cousu dans un sac.
(Ce mot est mis pour rimer à Fronsac) ;
Les deux rivaux du grand dieu d’Épidaure,
Dont le talent mérite qu’on l’honore,
Vinrent soudain, quoique appelés bien tard,
En le sauvant, prouver l’abus de l’art.
Les deux amis, joyeux de leur victoire,
Modestement s’en renvoyaient la gloire ;
Dans le moment, du fond de ses rideaux,
Le duc, encore étendu sur son dos,
Glapit ces mots : engeance sotte et vaine,
Braves docteurs, voilà de La Fontaine
Les deux baudets qui, se faisant valoir,
Vont tour à tour user de l’encensoir. —
Bien, dit Barthez, je goûte cette fable,
Mais j’aime mieux l’histoire véritable
De ce dauphin qui, voyant un vaisseau,
Non loin du port, disparaître sous l’eau,
Vint sur son dos, à l’instant du naufrage,
Sauver lui seul presque tout l’équipage.
A terre, il sauva ce qu’il put ;
Même un singe en cette occurrence,
Profitant de la ressemblance,
Pensa lui devoir son salut ;
Mais le dauphin tourne la tête
Et le magot considéré,
Il s’aperçoit qu’il n’a tiré
Du fond de la mer qu’une bête ;
Il replonge et s’en va chercher
Quelque homme afin de le sauver.
Les deux docteurs, après cette aventure,
Livrent le duc aux soins de la nature,
Qui le sauva par la seule raison
Qu’elle fait naître en la même saison
L’aigle et l’aspic, les fleurs et le poison2
.
- 1« M. le duc de Fronsac a eu une maladie très grave, il n’y a pas longtemps, dont il est rétabli. Il avait pour médecins les docteurs Bouvart et Barthez. Ces messieurs un jour que le malade était décidé hors d’affaire, se complimentaient entre eux du succès et s’en renvoyaient réciproquement la gloire avec modestie. Le malade, qui les entendait de son lit, s’écrie : Asinus asinum fricat. Les docteurs indignés tirent leur révérence et ne sont pas revenus Le docteur Le Preux, vengeur‑né de la Faculté, a composé à cette occasion un conte historique en vers. » (Mémoires secrets)
- 2« Quelque impertinent que soit ce conte, s’il l’eût été moins, il aurait bien mieux rempli les intentions de l’auteur », remarquait Meister. Il paraît, d’après cet écrivain qu’après avoir entendu la plate grossièreté du duc de Fronsac, Barthez lui répondit simplement, mais avec la vivacité de son pays : Laissez-nous faire, Monsieur le Duc, vous vous frotterons à votre tour. (R)
Raunié, X,84-86 - BHVP, MS 707, f°2r-2V - Mémoires secrets, XXII, 47-49