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Clément Satire IV

 

                                  Satire IV

J’irais au fond des bois et des antres sauvages

Pour fuir ces imposteurs qu’on place au rang des sages !

Combien de temps encore, hypocrites flatteurs,

Vous verrai-je encenser notre honte et nos mœurs ?

Lorsque tout vous dément, oserez-vous sans cesse

Du siècle où vous régnez nous vanter la sagesse ?

Et que siècle, en effet, de mollesse abattu,

Si riche en beaux discours, fut si pauvre en vertu !

 

Amitié, nœuds du sang, amour de la Patrie,

Vous n’êtes rien pour nous ; l’intérêt seul nous lie ;

L’avare soif de l’or a séché tous les cœurs.

L’honneur se voit fermer la porte des honneurs.

La fraude s’enrichit des publiques ruines,

Et s’élève aux grandeurs sur des tas de rapines.

Tous les rangs sont vendus à qui les peut payer.

Aux mains du lâche on voit le sceptre du guerrier.

Du glaive de Thémis l’injustice est armée.

Dans les lieux les plus saints, la débauche allumée,

Sous le froc scandaleux lève un front libertin,

Et l’impiété marche une crosse à la main.

Dieu n’est plus qu’un fantôme, et l’âme est un vain songe.

Ainsi, sans nul remords, dans le crime on se plonge ;

Et tous, lâchant la bride aux plus affreux penchants,

Corrompus par système, avec art sont méchants.

 

Ecoutez-le pourtant, d’une voix empirique,

Nommer ce siècle impie, âge philosophique.

Chacun est philosophe, et n’en prend que le nom :

On vit en scélérat et l’on parle en Caton ;

Et bornant la sagesse à de belles maximes,

Du manteau des vertus on habille ses crimes.

Que dis-je ? rien n’est mal à qui sait raisonner.

Au vice hardiment on peut s’abandonner ;

Le philosophe a l’art de disculper le vice :

Il n’est corbeau si noir que cet art ne blanchisse.

Demandez à Crispin pour quel heureux talent

Plutus l’a fait monter sur son char opulent ?

Crispin fait de sa femme un trafic adultère,

Et de son lit vénal Plutus est tributaire.

Si vous vous indignez, il sourit de mépris.

« Vieux préjugé, dit-il, dont nous sommes guéris.

Quand on est philosophe, on brave sans scrupule

Un chimérique affront, un honneur ridicule.

L’hyménée est un joug incommode et pesant ;

S’il peut nous enrichir, c’est un joug bienfaisant.

Sur l’opinion seule ici-bas tout se fonde ;

L’opinion volage est la reine du monde.

Ce qui chez nous est mal est souvent bien ailleurs.

Le Lapon, sous sa hutte, à l’abri des railleurs

Vous offre sa compagne, et même, avec prière,

Vous presse d’honorer sa couche hospitalière.

Cet autre, plus heureux en de plus doux climats,

De sa fille, avec soin, cultive les appas,

Pour vendre cette fleur du sultan recherchée,

Que l’ennui du sérail aura bientôt séchée.

Quel est donc cet honneur, par vous si révéré,

Que vingt peuples divers ont toujours ignoré,

Qui change avec le lieu, l’habit et le langage ?

C’est le tyran des sots, et l’esclavage du sage. »

Partout vous entendrez ces raisonneurs hardis,

Hardis contre l’honneur, et du vice applaudis,

Jugeant à leur profit les vertus arbitraires,

Et de leur déshonneur tirant des honoraires.

 

Un jour l’ami sensé d’un prélat peu chrétien

Le gourmandait ainsi dans un libre entretien :

« vous qui n’avez de foi qu’aux plaisirs de ce monde,

Qui raillez de Beauvais la piété profonde,

Qui traînez le scandale en habit de prélat,

Et diffamez la croix qui fait tout votre éclat,

Que n’avez-vous choisi, sur cette vaste scène,

Un rôle plus conforme à votre humeur mondaine ?

Et pourquoi du public affronter les rumeurs

Sous un habit sacré que profanent vos mœurs ? »

« Ami, dit le prélat, c’est par philosophie.

Que Beauvais à son gré prêche et vous édifie ;

Moi, je veux être heureux. Formé pour les plaisirs,

Je voyais la fortune ingrate à mes désirs,

Et je voulais, sans soins, vivre et dans l’indolence,

Savourer les doux fruits d’une oisive opulence :

J’enviai du clergé les paisibles trésors.

L’intrigue, heureux talent ! dirigeant mes efforts,

J’avançai près des grands en caressant leurs vices ;

De leurs femmes surtout j’encensai les caprices :

Flexible à leurs humeurs, je servais, nuit et jour,

Leurs brigues, leurs plaisirs, leur haine et leur amour ;

Et bientôt la faveur, couronnant mon attente,

Ceignit ce front mondain d’une mître éclatante.

Ainsi, par mes plaisirs, tous mes jours sont comptés.

L’abondance et le luxe, amants des voluptés,

Préparent mes festins, mes jeux et mes délices ;

J’enrichis la beauté qui m’offre ses prémices ;

Du vulgaire envieux je sais braver les cris,

Laissant les vains remords aux timides esprits,

Et bénis des humains la pieuse faiblesse

Qui consacra ses dons à nourrir ma mollesse. »

 

Grâce au Raisonnement, sophiste accrédité,

Et du libertinage orateur effronté,

Il n’est plus ici-bas de vice ni de crime :

Rien n’est vrai, rien n’est juste, et tout est légitime.

Ces nobles sentiments qu’inspirent les vertus,

Ces remords dont souvent nos cœurs sont combattus,

Sont de vains préjugés dont l’homme encor novice

Est, dès ses premiers jours, bercé par sa nourrice,

Dans son cerveau flexible aisément imprimés,

Enfants de l’habitude, en vertus transformés.

L’homme, abusé longtemps d’une erreur générale,

Fit descendre du ciel la sévère Morale,

Et, tyran de son cœur prompt à se mutiner,

De devoirs importuns se plut à l’enchaîner.

L’homme plus philosophe, et plus doux à soi-même,

S’est fait, pour vivre heureux, un plus sage système.

L’intérêt personnel est son unique loi,

Et son premier devoir est de n’aimer que soi.

Ses plaisirs font ses mœurs, son bien fait sa justice ;

La fraude n’est pour lui qu’un prudent artifice :

Savoir le mieux tromper, c’est là le seul honneur ;

Le mal d’autrui n’est rien, s’il fait notre bonheur.

La sourde oppression, les rapines subtiles,

Sont d’un esprit adroit les ressources utiles ;

Et pourvu qu’on échappe à l’aveugle Thémis,

Un crime bien secret devient juste et permis.

Ainsi l’on peut nier, avec philosophie,

Le dépôt qu’un ami, sans témoins, nous confie,

Vendre tous les secrets qu’il cache en notre coeur,

Et de son lit jaloux tramer le déshonneur.

Ainsi du noir Caron la main déterminée

A trois fois étouffé le flambeau d’hyménée.

Trois beautés, tour à tour, surprises dans ses lacs,

Victimes de leur dot, ont signé leur trépas.

Ce n’est pas qu’imitant la fille de Tyndare,

Il ait armé son bras d’une hache barbare ;

Ses femmes n’ont point eu le sort du roi d’Argos.

Un breuvage discret, suivi d’un plein repos,

Mettant le philosophe à l’abri du scandale,

Leur fit passer sans bruit l’onde noire et fatale.

Quoi ! toutes les trois ?… oui, certes, et la barque du Styx 

En attend dix encor, s’il en épouse dix.

J’entends déjà quelqu’un me dire avec colère :

« Singe de Juvénal, censeur atrabilaire,

Coirs-tu, si notre siècle enfanta ces noirceurs,

Que l’Encyclopédie ait perverti nos mœurs ?

Déclamateur chagrin, raisonne mieux ; écoute.

L’homme, en tout temps le même, est né méchant sans doute.

De tout temps on a vu la noire trahison

Aiguiser le poignard ou verser le poison ;

Et quoi qu’on nous ait dit des mœurs du premier âge,

Le monde encore enfant n’en était pas plus sage.

Mais n’allons pas si loin chercher la vérité

Quand le Français, nourri dans la férocité,

Au meurtre, par honneur, instruit dès son enfance,

Soldat des préjugés, cuirassé d’ignorance,

N’avait que son épée, et pour juge, et pour loi,

Tyran de ses vassaux, s’armait contre son roi

A la voix d’un ermite, allait avec sa belle,

Pour laver ses péchés, combattre l’infidèle ;

Ou désolait la France en dévot assassin,

Et pour notre salut nous déchirait le sein,

Etait-il philosophe ? et l’Encyclopédie

A-t-elle de la Ligue allumé l’incendie ?

Dans ces jours si cruel, suivis de jours si doux,

Avait-on plus d’honneur et de vertu que nous ? »

Grand docteur, modérez l’orgueil philosophique.

Je hais, autant que vous, la fureur fanatique

Qu’alluma du clergé le souffle ambitieux,

Et qui se nourrissait du sang de nos aïeux :

Mais ce sang qui baigna l’autel du fanatisme,

N’éteignit point l’Honneur, père de l’Héroïsme ;

L’Honneur, honteux enfin de ses pieux forfaits,

D’un siècle entier de gloire illustra les Français.

Cependant, grâce à vous, de quoi se glorifia

Cet âge sans honneur de la philosophie ?

Dites-moi ; le Français a-t-il un cœur plus franc,

Plus prodigue à l’État de son généreux sang,

Plus ardent à venger la plaintive innocence

Contre l’iniquité que soutient la puissance ?

Le Français philosophe est-il plus respecté 

Pour la foi, la candeur, l’exacte probité ?

Où sont-ils ces héros, ces vertueux modèles,

Que l’Encyclopédie a couvés sous ses ailes ?

Cherchons sous les drapeaux de la Gloire et de Mars,

Les rivaux des Nemours, des Gastons, des Bayards,

La pourpre des Harlays, jadis si révérée,

Du même éclat encor se voit-elle illustrée ?

Et quel ministre enfin, près d’un roi généreux,

Qui met tout son bonheur à voir son peuple heureux,

Pour éclairer ses pas d’un conseil toujours sage,

Dans les nobles projets où sa vertu l’engage,

Pour vaincre tous les soins dont il est assailli,

Ne voudrait égaler ou d’Amboise ou Sully ?

Cessons par nos mépris d’outrager nos ancêtres :

Pour les leçons d’honneur ils sont encor nos maîtres ;

Et leurs mâles défauts, de candeur revêtus,

Montraient plus de grandeur que nos faibles vertus.

Il est vrai ; tant leur âme était simple et grossière !

Ils n’avaient point senti que l’homme est tout matière ;

Ils n’avaient point cet art d’égarer le bon sens

Au labyrinthe obscur des vains raisonnements,

Et sous le fard trompeur des brillantes maximes,

Donner même visage aux vertus comme aux crimes.

De la nature alors, loin d’étouffer la voix,

Ils cédaient sans rougir à ses plus saintes lois ;

Ils aimaient les doux noms et de fille et de mère ;

Le frère n’était point étranger à son frère,

Et par philosophie un fils dénaturé,

Chez eux dit-il jamais à son père éploré :

« N’attendez rien de moi pour prix de ma naissance ;

Ma vie est-elle un fruit de votre bienfaisance ?

Pressé de l’aiguillon des amoureux désirs

Cherchiez-vous mon bonheur au sein de vos plaisirs ?

Des faiblesses du sang ma raison me délivre :

Non, je ne vous dois rien que le malheur de vivre. »

 

Gloire vous soit rendue, ô sublimes penseurs,

Qui nous dénaturez pour nous rendre meilleurs !

Des Français convertis en un peuple de sages,

Recevez à jamais l’encens et les hommages ;

Que vos dogmes fameux, semés dans tous les rangs,

Soient l’oracle du peuple et la leçon des grands ;

Que d’un commun effort, le mortier et la crosse,

De l’Encyclopédie élèvent le colosse ;

Et dans ce nouveau ciel peuplé de vos élus,

Soyez enfin les Dieux de ceux qui n’en ont plus.

Numéro
$7727


Année
1786

Auteur
Clément



Références

Satiriques du dix-huitième siècle, t.II, p.68-76


Notes

 Les 11 satires de Clément occupent les N°$7724-$7734. Elles figurent dans le recueil Satires par M. C***, Amsterdam et se trouvent à Paris chez les Marchands de nouveautés, 1786.