Sans titre
Pourquoi troubler leur mariage,
Père méchant1 ?
Ne sont-ils pas tous deux en âge
Présentement ?
De conserver si grande haine,
Dieu le défend.
Je m’en vais chanter d’une haleine
L’événement.
Messieurs de Brun et de Tavanne
Voisins étaient.
Tous deux sans procès, sans chicane,
Se visitaient.
Les deux maisons n’en faisaient qu’une
Tant ils s’aimaient.
Ils ne se quittaient qu’à la brune
S’ils se quittaient.
Le premier de son hyménée
Une fille eut,
Des dons d’une fille bien née
Que Dieu pourvut
Des beautés l’heureux assemblage
Et faite au tour
Eût donné même au plus volage
Un pur amour.
Le second de son mariage
Eut un garçon
Qui naquit beau, bien fait et sage,
Un vrai mouton,
Longs cheveux jusquà la ceinture,
Beau coloris,
Nous représentant la figure
D’un Adonis.
Tous les deux étaient de même âge
Et dès deux ans
Ils se tenaient en leur langage
Propos d’amants.
On riait de ce badinage,
Et les parents
Approuvaient déjà l’assemblage
De leurs enfants.
Le garçon, que Damon j’appelle,
Dans ma chanson ;
Le nom que je donne à la belle
Sera Manon.
Tous deux passèrent leur enfance
En même temps,
De se baiser eurent licence
Jusqu’à sept ans.
Sept ans passés, ils se cachèrent
Comme l’on croit,
Toujours de plus en plus s’aimèrent,
On le voyait
Mais venus à l’adolescence
Ce couple heureux,
Souffrir l’un de l’autre l’absence
N’est pas en eux.
Damon, même avant qu’il eut l’âge,
Pria quelqu’un
De parler de son mariage
Au Sieur de Brun.
La réponse fut favorable
Et l’on prit temps
Qu’on jugea n’être convenable
Qu’à quatorze ans.
On touchait à ce temps à peine
Qu’un certain bruit
Fit naître une implacable haine.
C’en fut le fruit :
Entre les pères de famille
On se brusqua.
De Brun fit refus de sa fille,
Et tout manqua.
Qui de pleurs inonda ses charmes ?
Ce fut Manon.
Qui versa des torrents de larmes ?
Ce fut Damon.
Sans se voir être une journée,
Quel cruel sort !
Ce jour leur paraît une année,
Plus long encor.
Manon, de cette peine extrême
Porte grand deuil,
Son visage défait et blême
Change à vue d’œil ;
Damon, négligeant sa parure,
Reste en langueur.
On connaît bien que sa blessure
Va jusqu’au cœur
Dans un si triste état que faire ?
On n’en sait rien,
Tâcher de fléchir le beau-père
Paraît un bien.
Damon par cent mille souplesses
Veut l’adoucir.
Rien ne sert, et ses caresses
Le font haïr.
De Manon recherchant la mère
A ses genoux,
Jetez, dit-il, dans ma misère
Les yeux sur nous.
De la suppliante posture
Elle eut pitié,
Le fait relever et lui jure
Son amitié.
Pour le délivrer de sa peine,
Comme on comprend,
Un certain voyage en Lorraine
Elle entreprend.
Manon fut de cette partie
Qu’on fait exprès.
De Damon elle fut suivie,
Aise à l’excès.
La Dame suppose une affaire,
Le fier de Brun
Consent à tout, et fille et mère
Sans importun
Font ensemble ce doux voyage
En grand gaieté,
Damon les suit, vient au village
De son côté.
Qui pourrait ici vous décrire
Tous les plaisirs
Que leur présence sut produire
A leurs désirs.
On les sent, mais pour les redire
N’est pas en nous.
Tout ce que j’en pourrais écrire
Est au-dessous.
On ressent un si grand délice
Du rendez-vous
Qu’on termine le sacrifice
Par être époux.
On n’a plus que la même couche
Pour tous les deux.
Manon cessant d’être farouche,
On est heureux.
De Brun bientôt apprend l’histoire
Et furibond,
Plus même qu’on ne le peut croire,
Contre Manon
Dépêche une maréchaussée
Vers le lieu-dit,
Qui prend Manon, lors embrassée
Dedans son lit.
On la fait sortir en chemise
D’entre les bras
De son époux que la surprise
Et l’embarras
Rend si troublé que, triste et blême,
Demi-pâmé
Laisse dans sa douleur extrême
L’objet aimé.
On la mène aux Magdelonnettes,
Quel affreux sort !
D’aller chez de telles nonnettes
Plutôt la mort.
C’est là qu’elle fait pénitence
Depuis longtemps,
Sans pouvoir fléchir l’inclémence
De ses parents.
Damon outré, comme on peut croire,
Que l’est quelqu’un
A qui survient pareille histoire
Va chez de Brun
A genoux lui rend son épée,
Le priant fort
Pour mieux punir son équipée
Le mettre à mort.
De Brun de plus en plus se cabre
Contre Damon,
Au nez lui rejette son sabre ;
Comme un démon
Contre le malheureux s’emporte
Et sans raison
Le fait jeter hors de la porte
De sa maison.
Damon, d’une humeur si revêche
Se sent outré,
Ne sait de quel bois faire flèche.
Pour à son gré
Calmer ce lion dans sa rage
Chez l’Empereur
Va raconter au long l’outrage
Et son malheur.
L’empereur touché jusqu’à l’âme
De ce récit,
Parle à de Brun, bien fort le blâme
De tout ce bruit.
Mais de Brun reste inexorable
Et plein d’aigreur
Il résiste au discours affable
De l’Empereur.
Depuis sans aucun espérance
Notre Manon
Fait une rude pénitence
Dans sa maison.
Damon toujours se désespère
Et tous les deux
Par l’humeur noire du beau-père
Sont malheureux.
- 1Sur l’affaire de Messieurs de Tavanne et de Brun qui dure depuis dix ans et qui est encore dans le même état par l’entêtement outré du Sieur de Brun qui a fait condamner de Tavannes à la mort par le parlement de Dôle.
Mazarine Castries 3988, p.257-66