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Le Coche. Allégorie

            Le Coche1

Jadis était un coche bien monté

Qui, franchissant le sommet du Parnasse,

Vous menait droit à l’immortalité.

Quarante en tout y pouvaient avoir place,

Mais à quel prix ? Chacun payait pour soi

En bonne espèce, en rime bien sonnante,

Prose de poids, pièce de bon aloi,

Le tout suivant la taxe et la patente

Du dieu Phébus qui jusqu’aux derniers temps

Sans s'embourber, sans mauvaise aventure,

Sut équiper et mener la voiture.

En est-il las ? des soins plus importants

L’occupent-ils ? ou les dieux par malice

Ont-ils commis Momus à l’exercice ?

Quoi qu’il en soit, Momus a pris le bail

Et s’est chargé de tout cet attirail.

Le nouveau maître établit lois bizarres,

Fait bon marché des places, prend des arrhes

De tous venants, pâlots et tonsurés

Et gros commis, et robins désœuvrés,

Et les amis de leurs amis encore,

Même histrions, tout est bon, tout l’honore.

Qu’apportent-ils ? des pièces de billon,

Nulle monnaie au vrai coin d’Apollon,

Crédit aux uns, aux autres pleine grâce.

Le corbillard est-il plein ? il entasse

Dans le panier leurs apprentis rimeurs,

Petits goujats, timbrés de leurs couleurs,

Auteurs forains, avec l’espoir très proche

D’être à leur tour introduits dans le coche.

Les voilà donc en route avec ballots,

Et leur bon guide agitant les grelots

De sa marotte. On roule ; mais leur joie

Ne dure guère, et dès le premier pas

Le vrai chemin se perd ou se fourvoie.

On suit sentier qu’Apollon ne prit pas ;

Entre rochers l’on marche, l’on tournoie.

Au premier choc l’essieu vole en éclats,

La masse plie, et nos gens sont à bas.

Qui me rendra tous les cris lamentables

Les jurements de ce peuple embourbé

Sous son Homère, et son livre de Fables,

Bagage lourd, Houdart2 a succombé.

A l’aide, à moi ! criait le bon aveugle.

Le commis borgne3 à ses oreilles beugle ;

Maudit le jour qu’il quitta son comptoir

Pour s’embarquer dans l’ambulant manoir !

Le vieux syndic des bourgeois de Cythère4 ,

S’évertuant pour sortir de l’ornière,

Pleure un habit de vieux velours tanné

Qu’une sibylle5 au cancre6 avait donné.

Eh ! dégagez l’esprit de la matière,

Disait un autre7 . A ce style inconnu

Qui n’était pas entendu du vulgaire,

A son secours, hélas ! qui fût venu ?

Certain farceur8 voulut faire l’ingambe :

Les brodequins lui blessèrent la jambe.

C’est cet acteur chez les Suisses prôné

Et de la farce encore enfariné.

Vous êtes là, petit pharmacopole9 ;

Chez votre père aviez pris une fiole

Qui se cassant vous effleura la peau,

Mais avez-vous besoin d’être si beau10  ?

L’affaire est faite, oubliez le service

Et retournez à votre bénéfice11 .

Détaillerai-je ici par le menu

De chacun d’eux les bosses, les blessures,

Tel que Virgile étale en ses peintures

Les coups portés aux soldats de Turnus ?

Mon cher lecteur, à tes yeux je dérobe

Masques plus laids que n’était Deïphobe ;

Mais que fait-on de messieurs du panier ?

On les entend leurs maîtres renier.

Jurez, leur dit Momus, cela console ;

Puis en sifflant dans les airs il s’envole12 .

 

 

 

  • 1 - Cette pièce allégorique est du poète Roy. « Il compare l’Académie à un coche dont Momus a pris le bail, Momus mène le coche comme un fou, il verse et on ramasse le corbillard et le panier ; il y a des portraits satiriques et trop satiriques. On y parle d’un habit de vieux velours tanné donné par une sibylle, au vieux syndic des bourgeois de Cythère, et cette sibylle est Mme de Tencin, et non la marquise de Lambert, comme on l’a marqué à la marge. » (Corresp. de Marais.) (R) C’est une satire contre l’Académie française, pour laquelle le Sr Roy a été exilé à la fin de 1717 et n’est revenu qu’un an après. (M)
  • 2 - Houdart de la Motte. (M.)
  • 3 - M. Mallet, commis de M. Desmarets. (M)
  • 4 - Fontenelle. (R)
  • 5 - Mme de Lambert. (M.) — L’on a vu ci-dessus que Marais conteste l’exactitude de cette application, et c’est avec raison qu’il indique Mme de Tencin, puisqu’elle envoyait, au nouvel an, deux aunes de velours à tous les gens de lettres admis dans sa société. (R)
  • 6Parce qu’il est très avare. (M)
  • 7 - Houteville (M.) — François Houteville, littérateur français (16861742), avait quitté la congrégation de l’Oratoire pour devenir secrétaire du cardinal Dubois dont la protection le fit entrer à l’Académie. Il en fut nommé secrétaire perpétuel en 175 D’après Marais « on ne le croyait pas sujet académique, depuis son livre de la Religion prouvée par les faits, dont le style est de mauvais goût, et d’un véritable précieux. » (R)
  • 8 - Cardinal dit Destouches, qui a été comédien en Suisse, où il fut ensuite secrétaire de M. de Puysieux, ambassadeur de France. (M.)
  • 9 - L’abbé Alary, fils d’un apothicaire. (M.) — Pierre-Joseph Alary, littérateur français, membre de l’Académie (16891770), avait été employé, sous la direction de Fleury, à l’éducation de Louis XV. C’est chez lui que se réunit pendant quelque temps la société politique connue sous le nom de Club de l’Entresol, dont le marquis d’Argenson, l’un des membres, a dit que « c’était un café d’honnêtes gens ». (R)
  • 10 - Le trait est malin ; aussi le poète a-t-il été exilé à Tours par les intrigues des parties intéressées. (M.) « Roy a été arrêté, mis à Saint-Lazare pendant quelques jours, puis à la prière de sa famille, on l’a exilé à cinquante lieues d’ici, où il va faire des Tristes et des Élégies qui ne ressembleront point à celles d’Ovide. Voilà bien du monde vengé, et l’Académie honoraire; » (Corresp. de Marais.) (R)
  • 11 - Le prieuré de Gournay-sur-Marne, dont il était titulaire. (R)
  • 12Généralement daté de 1728. Mais il a été saisi dans les papiers de Roy en 1724. E. Polinger pense même qu'il aurait pu être écrit en 1715-1716. En tout cas, cela lui vaudra une fermeture définitive à l'Académie ! Cf. Elliot Polinger, Pierre-Charles Roy, playwright and satirist, p. 251-256.

Numéro
$0640


Année
1715 ou 1727

Auteur
Roy



Références

Raunié, V,127-31 - 1752, III, 65-69 - 1732/1735, III, 65 -69 - Chambre des députés, MS 1421, f°9 - Clairambault, F.Fr.12699, p.431-34 - 431-34 - F.Fr.15018, 51r-53v - F.Fr.15143, p.457-59 - F.Fr.25570, p.429-431 - Arsenal 2937, f°432r-433r - Arsenal 2962, p.358-62 - Arsenal, 3128, f° 281v-282r - Arsenal 3133, p.133-36 - Arsenal 4844, f°93r-94r - BHVP, MS 639, p.476-81 - BHVP, MS 652, p.165-68 - Bordeaux, BM, 693, p. 690-692 - Bordeaux, BM, 700, f° 336r-339r - Lille BM, MS 65, p.88-9 - Poésies satyriques, p.1-4 - Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.347-50 - Satiriques du XVIIIe siècle t.II, p.160-63 - Stromates, I, 507-11

 


Notes

Souvent daté de 1727 / 1728 par les chansonniers, le poème aurait plus probablement été écrit dans les années 1715-16, selon la démonstration d'Elliot Polinger (p.12-13)