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Le Retour de l’ombre inique aux enfers

Le retour de l’ombre inique aux Enfers1
Pluton
Quelle est cette ombre criminelle
Qui se présente ici, Caron ?

Caron
Dans cette éternelle prison,
Seigneur, son entrée est nouvelle.

Pluton
Nouvelle ! si j’en crois mes yeux,
A son air enfumé, hideux, sec et livide,
Je dois croire que dans ces lieux
Depuis mille ans elle réside.

Caron
Il est certain qu’à l’instant aux enfers,
Seigneur, elle vient de descendre ;
Mais je ne crois pas me méprendre,
En disant qu’autrefois elle fut dans nos fers,
Qu’il faut que notre garde ayant été trompée,
Cette ombre vous soit échappée ;
Qu’ayant vécu là-haut pour la seconde fois,
La mort l’ait ramenée aujourd’hui sous vos lois.
Outre sa mine affreuse et noire,
Ce qui me force de le croire,
C’est que tous ceux qui sur ce sombre bord
Sont depuis peu venus de France
Assurent d’un commun accord
Qu’elle vient d’y causer une telle souffrance,
Et d’y glisser dans le gouvernement
Tant de scélératesse et tant de brigandage,
Que l’on peut conclure aisément
Qu’elle avait aux enfers fait son apprentissage2 .

Pluton
Par mille concerts de musique
Des danses, des ballets, de joyeux hurlements,
Célébrons le retour de l’ombre diabolique,
Qui mérite si bien nos applaudissements.

  • 1es vers devaient être gravés au bas d’une planche représentant un concert diabolique devant Pluton, pour le retour de l’âme de M. d’Argenson aux enfers. Son portrait y devait être aussi, mais cette planche a été supprimée par les soins de ses enfants, moyennant 60 livres que le graveur l’estimait. (Clairambault) — L’annotateur était sans doute mal informé, puisque nous lisons dans Barbier : « On a fait une estampe contre M. d’Argenson, qu’on appelle : L’ombre inique qui fait son entrée aux enfers. Elle est triste pour la mémoire de ce grand magistrat. J’ai l’estampe. » Et Marais, après en avoir donné la description dans son. Journal, ajoute : « Cette estampe a été vendue publiquement, mais tout aussitôt supprimée, avec des ordres très rigoureux. Voilà une vengeance publique qui ne lui fait pas grand mal. » (R)
  • 2Barbier est plus équitable, dans son appréciation du défunt : « Ç’a été, écrit‑il, le plus grand politique de ce siècle, comparable au cardinal de Richelieu. Il avait la confiance de Louis XIV, il est resté lieutenant de police de son règne, parce qu’il était nécessaire au roi dans ce poste, par la connaissance qu’il avait de Paris ; mais, en même temps, il avait plus de crédit dans son poste inférieur que les ministres et les premiers magistrats. Il a fait des coups étonnants pour la politique depuis la Régence. Aussi est‑il haï généralement de tout le monde ; on lui impute le mal que le Régent a fait par l’autorité qu’il lui a donnée, surtout par le moyen du lit de justice tenu au Louvre. » (R)

Numéro
$0441


Année
1721




Références

Raunié, IV,12-14 - Clairambault, F.Fr.12698, p.205-06 -Maurepas, F.Fr.12631, p.13-14 -  F.Fr.10475, f°231 - F.Fr.15149, p.247-50 - BHVP, MS 659, p.174-75