Ode contre Monsieur le Chancelier
Ode contre Monsieur le chancelier1
23 janvier 1771
I
Ainsi la patrie est en proie2
Aux plus exécrables forfaits !
Quel est ce monstre dont la joie
Insulte aux malheurs qu'il a faits ?
La vertu n'a plus de retraites…
La loi n'est plus… ses interprètes,
Gémissent au fonds des déserts !…
On connaît le monstre, on le nomme…
Et l'on ne trouve pas un homme
Qui veuille en purger l'Univers !
2
Un cri soudain perce la nue…
Du milieu de l'obscurité,
S'élève une voix inconnue…
J'ose chanter la liberté.
Viens m'aider, généreux Scaevole3 ,
A tirer un peuple frivole
Du joug où l'on veut le courber.
Je vais à la foudre éternelle,
Montrer la tête criminelle
Sur qui ses coups doivent tomber.
3
Du sein de la fange profonde,
On a vu sortir un mortel.
Il a dit : le destin du monde
Est d'être débile ou cruel :
Mon choix est fait, la barbarie,
L'impudence, la flatterie,
M'ouvrent les portes de la cour ;
Sacrifions à la fortune ;
La délicatesse importune
Je veux opprimer à mon tour.
4
A peine il obtient une place,
Au sanctuaire de Thémis
Que son ambitieuse audace,
Croit que tout lui devient permis.
Père vertueux, mais crédule4
D'une intégrité ridicule
Il va te montrer les abus ;
Que fais-tu de ta renommée ?
Laisse cette vaine fumée
A ceux qui n'ont que des vertus.
5
On méprise toujours un traître,
En jouissant de ses forfaits :
Vieillard, tu ne gagnes à l'être,
Que de l'opprobre et des regrets.
Proscrit de la magistrature,
Dans une syndérèse5 obscure
Tu consumeras tes destins :
Ce fils qui t'a réduit au crime,
Te rend la première victime,
De ses détestables desseins.
6
Enfin de bassesse en bassesse,
Au rang suprême il est monté ;
Dans la haute scélératesse
Il va planer en liberté.
Il n'est plus de frein qui l'arrête ;
Des lois qui demandaient sa tête,
Le glaive a passé dans ses mains.
Tel, un des successeurs de Pierre6 ,
Se jouait avec le tonnerre ;
Dont il effrayait les humains.
7
Peuples qu'affame l'avarice7 ,
Vous n'avez plus de défenseurs.
Le ministre de la Justice,
Est le chef de vos oppresseurs.
En vain sous les sacrés portiques8 ,
Quelques accents patriotiques
S'élèvent pour vos intérêts ;
Ils n'arrivent pas jusqu'au prince;
Où n'obtiennent pour la province,
Que de méprisables arrêts.
8
Pour qui gardez-vous les supplices,
Incorruptibles magistrats ?
Est-il parmi vous des complices
De ces infâmes attentats ?
Eh bien, au tyran qui l'accable
Livrez un peuple misérable,
Dont vous étiez l'unique appui :
Viennent les jours de la vengeance !
Il restera dans le silence,
Que vous avez gardé sur lui.
9
Aux yeux de la France étonnée
La foudre s'éteint dans vos mains :
Du tonnerre de Salmonée9 ,
Vous redoutez les éclats vains ;
Songez que sur la multitude,
Quand sa rapacité prélude,
Il veut essayer le danger.
Votre mollesse l'encourage ;
Il portera sur vous l'outrage,
Que vous ne savez pas venger.
10
Dès longtemps la haine publique
Demandait le sang d'un pervers10 ;
Né pour l'effroi de l'Armorique,
Et les mépris de l'univers :
Aussi lâche que sanguinaire,
Jamais il ne livra la guerre
Qu'aux lois, aux mœurs, aux citoyens ;
Et pour satisfaire sa rage,
Le fer, les poisons et l'outrage
Étaient ses familiers moyens.
11
Le cri du juste arrive au Trône11
Louis veut être détrompé ;
Du mensonge qui l'environne
Le nuage s'est dissipé ;
Déjà la sentence équitable
Vient de proscrire le coupable
Du rang de ses augustes pairs :
Quelque part que son œil s'attache,
Il croit envisager la hache,
Qui doit l'envoyer aux enfers.
12
Va lâche, cesse tes alarmes,
Maupeou deviendra ton appui.
Il n'a garde d'offrir des armes
Qu'on pourrait tourner contre lui.
Chargé du public anathème,
Il redoute plus que toi-même
Le fanal de la vérité.
Pour t'abandonner aux supplices,
Entre tes crimes et ses vices
Il voit trop de conformité.
13
Réunissez votre vengeance12
Contre de communs ennemis.
Monstres, fixez votre puissance
Sur la ruine de Thémis.
Par les mains d'une misérable13
Mettez un crêpe impénétrable
Sur les yeux du meilleur des rois.
Prouvez-lui que son rang suprême14
Se réduirait au diadème
S'il n'anéantissait les lois.
14
Associez-vous ce ministre15
Avorton de l'humanité,
Qui porte dans son œil sinistre
Tous les traits de la cruauté.
Si la bassesse de ses brigues
Ne peut seconder vos intrigues,
Qu'il vous serve au moins de bourreau ;
Il en a bien le caractère,
Et dans son lâche ministère,
Cet office n'est pas nouveau.
15
Dans les yeux dès qu'il peut mal faire
On voit le sourire malin,
Le sourire de la vipère
Qui vient de lancer son venin ;
O ! Modérateur de l'Europe16 !
C'est donc des mains de ce cyclope,
Que tu recevras ton exil !
Trop supérieur aux manèges,
Pourquoi n as-tu pas vu les pièges
Du triumvirat le plus vil ?
16
Mais hélas ! Ton cœur magnanime,
Dans l'exil qui comble leurs vœux,
Ne voit que le plaisir sublime,
D'aller faire ailleurs des heureux17 .
Constant bienfaiteur de la France,
De sa juste reconnaissance
Recueille maintenant le prix.
Tous les cœurs volent sur ta route,
Pour la première fois, sans doute,
La disgrâce aura des amis.
17
Les dignités qui t'abandonnent
N'attiraient que de vains respects;
Les hommages qui t'environnent
Ne peuvent plus être suspects.
Privé d'une pompe accessoire,
Désormais tu verras ta gloire
Luire de ses propres rayons.
Comme l'auteur de la nature,
Sans appareil, sans imposture,
Reçois nos adorations.
18
C'en est donc fait ; la monarchie18 ,
S'écroule sur ses fondements;
De notre première anarchie…19
Maupeou fait renaître les temps.
On verra la patrie entière,
En un horrible cimetière
Changer ses plus belles cités !
Comble d'horreurs !... .
On va peut-être
Arracher des mains de mon maître
Les droits qu'il n'a pas respectés.
19
O Louis ! O Père sensible !
Des sujets les plus malheureux!
Quel prestige incompréhensible,
A donc pu t'irriter contre eux ?
Est-il sorti de ta mémoire,
Ce temps où tu plaçais ta gloire
A ne régner que par l'amour ?
Veux-tu régner par la furie ?
Les jours de notre idolâtrie
Sont-ils disparus sans retour ?
20
Tu n'eus jamais besoin de maîtres
Pour rendre tes peuples heureux
Veux-tu pulvériser les traîtres ?
Daignes ne voir que par tes yeux…
Honore-toi de ton estime
De ton âme simple et sublime20
Consulte la sagacité,
La bienfaisance, la droiture,
Voilà la route la plus sûre
Qui conduise à la vérité.
21
A la France désespérée,
Louis ne ferme point tes bras.
Regarde Thémis éplorée
Te demander ses magistrats.
L'Europe entière te contemple,
Songe que tu dois un exemple
Au siècle, à la postérité.
Onze lustres d'idolâtrie21
Valent bien qu'on leur sacrifie
Le plaisir d'être redouté.
22
Et toi que vomit le Tartare
Pour l'infortune des Français,
Ta catastrophe se prépare ;
Voici la fin de tes succès.
Vois-tu le trépas qui s'avance ?
Déjà le cri de la vengeance,
Dans ton antre a pu retentir.
Le ciel que fatiguent tes crimes,
S'apprête à te rendre aux abîmes
Dont tu n'eus jamais dû sortir.
23
Citoyens qui gardez peut-être,
Un faible reste de vertu ;
Attendez-vous pour reparaître
Que l'ennemi soit abattu ?
Lorsque la céleste justice
Ordonne tout pour son supplice,
Qui vous fait rester en défaut ?
C'est aux angoisses de la roue
Que le Tout Puissant le dévoue
Allez exhausser l'échafaud.
24
Ne croyez pas que sa puissance
Le mette à l'abri du danger.
Dans les annales de la France
Allez apprendre à vous venger.
Pour un péculat moins indigne,
Poyet par un arrêt insigne22 ,
Des mêmes faisceaux dépouillé,
Expira, lâche mercenaire,
Sous les portes du sanctuaire
Que ses crimes avoient souillé.
25
Mais déjà dans ses yeux livides,
On voit que l'arrêt est porté :
On le lit sur ces traits putrides,
Que n'orna jamais la santé.
Dès longtemps son âme blasée,
Avec le crime apprivoisée ;
Méconnaît la voix du remords.
L'horreur dont il porte l'empreinte
Ne peut plus être que la crainte
De la disgrâce ou de la mort.
26
Oui, monstre, Louis t'abandonne ;
Son âme s'ouvre à nos malheurs ;
Il nous chérit, il nous pardonne ;
Il veut rentrer dans tous les cœurs.
En vain tu voulus par tes vices,
Sur un Roi qui fait nos délices,
Amener la commune horreur :
A toi seul elle est attachée
Et sera bientôt épanchée
Dans le sang du persécuteur.
27
Le fer à tes yeux étincelle
La balle siffle autour de toi.
Tu n'as pas un ami fidèle
Que tu puisses voir sans effroi,
Dans un sommeil rare et pénible,
Dans un repos inaccessible,
Le poison peut finir ton sort.
Contre toi l'univers conspire ;
L'air même, l'air que tu respires,
Est peut-être un souffle de mort.
28
Envoi
C'est ainsi que traçant la route
Du poignard jusques à ton cœur,
Je veux t'abreuver goutte à goutte,
Du calice de la terreur
Je brave ta recherche vaine :
Caché sous la publique haine,
J'insulte en paix à tes ennuis:
Et si Louis ne t'extermine,
C'est en te perçant la poitrine,
Que je t'apprendrai qui je suis23 .
- 1eDeux violentes attaques contre la réforme de Maupeou : $5797 (1ère chancelière) et $5790 (2ème chancelière). Il y est répondu par une vive défense du Chancelier ($6212) attribuée à un certain Paris de Brisseville, par ailleurs inconnu, selon un ajout manuscrit dans F.Fr.13652.
- 2 Il me tombe entre les mains une ode en vers contre Mr le chancelier qu'on attribuait faussement au sieur Thomas l'un des quarante de l'Académie françoise ; et qu'on disait avoir paru à la fin du mois de janvier dernier ; cette pièce, ci-dessous transcrite, peint de la manière la plus vive et la plus énergique, toute l'horreur de la conduite du chancelier et l'exécration publique qu'elle lui attirait portée au point d'exciter une fureur capable de faire enfanter une production semblable (Hardy).
- 3 Caius Mucius Scaevola : patricien romain qui, faute d'être parvenu à assassiner le roi étrusque Porsenna, se brûla lui-même la main droite.
- 4 M. de Maupeou, père du chancelier, ci-devant vice-chancelier, gardes sceaux, encore vivant âgé de plus de quatre-vingt ans (Hardy)
- 5 Syndérèse : remords ou regrets de la conscience.
- 6 Borgia ou le pape Alexandre VI (Hardy)
- 7 Affaiire des blés (Hardy)
- 8 Réclamation du Parlement (Hardy)
- 9 Salmonée : fils du dieu Éole anénati par la foudre de Zeus pour avoir tenté de l’imiter en contrefaisant le tonnerre à l’aide d’une route pavée de bronz et d’un char à roues métalliques.
- 10 Le duc d’Aiguillon (Hardy).
- 11 Arrêt du 7 avril 1770 (Hardy)
- 12 Projet de l’édit de décembre 1770 (Hardy).
- 13 La comtesse du Barry, maîtresse du Roi, en grande faveur (Hardy)
- 14 Expression du chancelier au lit de justice du 7 décembre 1770 (Hardy)
- 15 Le duc de la Vrillière (Hardy)
- 16 Disgrâce de M. le duc de Choiseul (Hardy)
- 17 M. de Choiseul, las de se faie admirer à Versailles, est allé se faie adorer en Touraine (Hardy)
- 18 Renversement des lois (Hardy)
- 19 Guerres civiles (Hardy)
- 20 Expression de remontrances (Hardy)
- 21 Louis XV a commencé à régner le 1er septembre 1715 (Hardy)
- 22 Histoire de François Ier.
- 23 N.B. Cette ode qu'on ne pouvait regarder que comme une production monstrueuse de la haine et de la fureur la plus effrénée semblait avoir été composée pour servir de pendant aux trop fameuses Philippiques, ouvrage fait contre Monsieur le duc d'Orléans, régent du royaume dans un temps où malgré son vaste génie et l’étendue immense de ses connaissances dans l'art du gouvernement, il avait eu le malheur d'exciter contre lui l'indignation publique par ses mœurs dissolues et par le ruineux système de Law (Hardy).
F.Fr.13652, p.1-15 - F.Fr.15034, p.552-64 (nombreuses variantes) - F.Fr.15141,p.195-200 - BHVP, MS 555, f°101r-106r - Hardy, II, 135-42 - Besançon BM, MS 885, p. 24-27
Voir la première ode en $5790. Poème dit aussi La Chancelière - F.Fr.15141 : Reproduction fidèle de la première Chancelière, à ceci près qu’elle se termine par le dernier couplet de la seconde Chancelière ($5790) - Une autre version, $8331, en 23 couplets au lieu de 28. Ordre tout différent, texte profondément modifié.