Lettre des prisons d'Aix au marquis de Senas
Lettre des prisons d’Aix au marquis de Senas. Salut
Le 17 septembre 1731
La triste Cadière
N’est-ce qu’un songe vain, n’est-ce point un présage
Qui vient dans ce cachot étonner mon courage ?
À peine le sommeil appesantit mes yeux
Que mes sens sont troublés par mil objets affreux.
Je vois des sénateurs qui vendent mon supplice,
Je vois un échafaud qu’élève l’injustice,
Vainement sur les lois je fonde mon espoir,
L’intérêt les fait taire et détruit leur pouvoir
Des Guignards1
, des Garnets2
, les compagnons fidèles
Vomissent le poison de leurs bouches cruelles,
Leurs discours dangereux portent de tout côté
Le mensonge paré des traits de vérité.
Au bruit qui se répand, mon oreille fidèle
Distingue un magistrat d’une gloire immortelle.
On n’a point vu le crime audacieux
Lever à son aspect ses homicides yeux.
C’est Gaufredy, c’est lui, qui dans sa noble audace
Ne craint point d’insulter le front altier d’Ignace.
Mais, hélas, il est seul et mes lâches amis
N’offrent point le secours que je m’étais promis.
Qui le croirait, Senas3
, que ma prison étonne
Arrache le laurier dont Prilli te couronne
Il est donc vrai, cruel, mes succès malheureux
Ne produisent en toi que d’inutiles vœux.
Tu cèdes en ce jour au torrent qui t’entraîne
Tu veux m’abandonner au mépris, à la haine.
Pour qui ? pour un Girard, pour un monstre odieux
Dont le crime impuni semble accuser les cieux.
Profane qui dans l’art de prêcher la constance
Sait comprendre celui qui séduit l’innocence.
Est-ce là le héros qui frappe tes esprits
Va brûler à ces pieds tes pénibles écrits
Mais je vois le sujet qui trompe mon attente
Caveyrac4
t’intimide, et son sort t’épouvante
À Senas un grand cœur, à ce vil sentiment
Non jamais ne saurait s’arrêter un moment.
Plus le danger est grand, plus la gloire en est belle
Il en est temps encor, reprends ce premier zèle
La vérité l’exige, il lui faut immoler
Des magistrats vendus, tout prêts à m’accabler
Tandis que Gaufredy combat dans la Provence
Ramène le Comtat par ta noble éloquence
Que mes fiers ennemis confondus à jamais
Fassent au Paraguay5
révérer leurs forfaits !
Que ne puis-je à mon tour dans un temps favorable
Vous jurer, cher Senas, une amitié durable
Et vous livrer ce cœur que vous avez blessé
Dont Girard ne jouit que par l’art de Circé6
.
- 1Jean-Pierre Guignard, pendu à Paris au mois de décembre 1594 (M.).
- 2Jean Garnet, pendu à Londres le 3 mai 1605 (M.)
- 3Le marquis de Senas a fait sur les factums qui ont paru des notes très judicieuses. On se moque de lui (M.).
- 4M. L’abbé de Novi Caveyrac. Les jésuites le firent enlever à Avignon la nuit du 10 de décembre 1731, dans un festin entre la poire et le fromage. Ironie : il se sauva parce que l’inquisition le voulait gober (M.).
- 5Paraguay. État dans l’Amérique méridionale où les jésuites sont les maîtres (M.).
- 6Circé. fameuse magicienne (M.).
Turin, p.129-31