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Épître des chevaux, ânes et mulets au sujet des ballons

Épître des chevaux, ânes et mulets au sujet des ballons
Nous soussignés, chevaux anglais,
Chevaux échappés d’Arabie,
Chevaux natifs de Normandie,
Chevaux de poste et de relais,
Chevaux de bonne compagnie,
Entiers ou non, blancs, noirs ou bais,
Item, nous, race abâtardie,
Entêtés et graves mulets
Du Poitou, de l’Andalousie ;
Item, nous, roussins d’Arcadie,
Vulgairement nommés baudets,
Par ces présentes authentiques
Proclamons nos libérateurs
Tous les ingénieux auteurs
Des globes aérostatiques1 .
Ils avaient (pour parler latin)
Le cœur doublé d’un cœur de chêne,
Les premiers qui de grand matin,
Rencontrant des chevaux en plaine,
Sur leur dos, sans bride et sans mors
S’élancèrent comme au passage,
Et n’eurent dans cet équipage
Pour tenir bon contre la mort,
D’autre étrier que leur courage :
Et de ces braves gens, hélas !
Les noms sont encor lettres closes :
Parmi les inventeurs de choses
Polydore ne les met pas.
Ne craignez point un tel outrage,
Physiciens trop généreux,
Dont l’essai déjà très heureux
Tend à finir notre esclavage ;
Nous emboucherons, comme il faut,
Les clairons de la Renommée,
Et vos noms s’en vont au plus tôt
Voler de contrée en contrée ;
On les saura dans l’univers
Depuis Paris jusqu’au Bengale,
Et Rossinante et Bucéphale
Vous béniront dans les enfers.
Pour compatir à notre peine
Pouvaiton mieux imaginer ?
Et depuis que l’espèce humaine
Par nous se fait ici mener,
N’est-il pas temps qu’elle se mène ?
Que le diable emporte à jamais
Carrosses, vis-à-vis, berlines,
Chaises, cabas, cabriolets,
Diligences et turgotines,
Fiacres, charrettes, haquets !
Pour remplacer tous ces objets
Il suffira des carolines.
Des carolines ! dira-t-on :
Vous croyez ces ballons uniques ?
Pour des chevaux et des bourriques
Vous haussez un peu trop le ton. —
C’est l’équité qui nous entraîne :
Parce qu’Ésope est inventeur
S’ensuit-il donc que La Fontaine
Ne soit pas aussi créateur ?
A quiconque ouvre les barrières
Nous disons humblement : Salut !
Mais d’après nos faibles lumières,
Nous autres bêtes, s’il en fut,
Nous pensons que les montgolfières
Arriveront moins vite au but
Que les carolines légères,
Quand elles seraient à l’affût
Pour pouvoir partir les premières
Ah ! pour voler bien proprement
Rien n’est tel qu’un ballon sphérique,
Qui, gonflé successivement
Par l’acide vitriolique,
Monte majestueusement,
Et dans sa course pacifique
Peut descendre à commandement.
La paille est un moyen funeste :
On dira tout ce qu’on voudra,
Mais, moins on en consommera
Et plus nous en aurons de reste
Et puis, que diraient tous les dieux,
Si, contraints à prendre des crêpes,
Ils voyaient l’homme audacieux
Les enfumer comme des guêpes ?
Ils lui feraient un sort pareil
Au sort du jeune téméraire
Qui manqua de brûler la terre
Pour avoir, dans un char vermeil,
Laissé quelques brins de litière
Aux pieds des chevaux du Soleil.
Nous décernons tous des couronnes
A ceux-là qui se raidissant
Contre les pamphlets monotones
Dont on défiait leurs talents,
Devant Paris, drapeau flottant,
S’en furent poser leurs colonnes
Presque aux portes du firmament.
Poursuivez, couple magnanime,
Allez, malgré tout, en avant,
Et remettez à flot de vent
Une machine aussi sublime.
Que maint nouvelliste échauffé
Vous condamne au pied d’un gros arbre,
Que maint président de café
Vous cite à sa table de marbre.
Vous pouvez toujours le saisir,
Le rameau d’or qu’on vous refuse,
Et laisser le sot, de loisir,
Quand on l’instruit ou qu’on l’amuse,
En appeler de son plaisir.
La géométrie, incrédule
A tout, hors à son appendix,
Vous démontrera par deux X
Que votre espoir est ridicule.
Mais de ces beaux raisonnements
Nous voyons les événements
Contrarier la conséquence,
Et nous avons l’expérience
Qu’il n’est, en dépit des savants,
Rien d’impossible à la science.
Inutiles en mil huit cent,
Nous pourrons, avec nos compagnes,
Errer par vaux et par montagnes,
Et retrouver en bondissant
La liberté que les campagnes
Nous offraient au monde naissant.
Puisse alors, planant sur nos têtes,
L’homme, ce premier animal,
S’élever au-dessus des bêtes
Moins au physique qu’au moral !

  • 1Rien n’était plus singulier et plus extravagant que l’ensemble des utopies auxquelles donna lieu l’invention des aérostats et que la Correspondance de Grimm nous signale avec détails : « On ferait un livre beaucoup plus fou que celui de Cyrano de Bergerac en recueillant tous les projets, toutes les chimères, toutes les extravagances dont on est redevable à la nouvelle découverte. J’ai déjà vu nos politiques de café calculer avec une douleur vraiment patriotique l’accroissement de dépenses que causerait sans doute l’établissement indispensable d’une marine aérienne. J’ai vu d’autres sourire à l’idée heureuse d’en former un département très convenable pour tel ministre qui s’en contenterait peut‑être, vu son impatience de n’en point obtenir d’autre. Toute l’inquiétude que laisse à M. Gudin de La Brunellerie le succès d’une invention si propre à reculer les bornes de la monarchie comme celles de l’esprit humain, c’est que l’Angleterre, notre rivale, ne s’en empare, ne la perfectionne avant nous et n’usurpe bientôt l’empire des airs comme elle usurpa trop longtemps celui de Neptune… Le génie de M. Blanchard, encore tout étourdi des huées qu’il avait essuyées l’année dernière, s’est réveillé tout à coup au bruit de la renommée de MM. Montgolfier ; en combinant sa machine avec le secret nouvellement découvert il n’a pas encore renoncé à l’honneur d’être le premier navigateur aérien ; nous pouvons donc espérer d’avoir des voitures de toute espèce et pour voguer dans les airs et pour voyager peut‑être même de planète en planète. On a déjà prévu que, pour les courses de cérémonie, pour les équipages ordinaires de la cour, rien ne serait plus décent que de beaux attelages d’aigles ; le paon, l’oiseau de Junon, serait consacré pour le service de la Reine ; les colombes de Vénus en seraient trop jalouses si elles n’en partageaient pas quelquefois la gloire. On perfectionnerait tout exprès la race des hiboux et des vautours pour conduire les demi‑fortunes des philosophes et des médecins. »

Numéro
$1538


Année
1784




Références

Raunié, X,127-33