Le Triomphe de Voltaire
Le triomphe de Voltaire1
Paris, instruit par les gazettes
Du triomphe que de nos jours
Rome2
décerne aux grands poètes,
Fait par ses crieurs et trompettes,
Publier dans les carrefours
La rare et poétique fête
Qu’au Lucain français elle apprête3
.
Le vingt de la lune de mars,
Lune venteuse et variable,
Jour luisant de rayons blafards,
Jour au triomphateur sortable,
D’un alguazil et trois mouchards
On verra partir la quadrille
De la porte de la Bastille ;
Palais dont ces introducteurs
Au poète ont fait les honneurs.
Un soufflet4
, mesquine voiture,
Sera le char de l’Apollon,
Chargé de grotesque peinture,
Girouettes au pavillon ;
Sur les panneaux en beau blason
Sera le timbre héréditaire
D’un fief qui n’a nul censitaire5
;
Fief dont l’empire calotin
L’investit comme suzerain,
Et fief qu’Aymon6
, dans ses annales,
Place au bout des terres australes.
Voici l’attelage du char :
Une chèvre dans le brancard,
Chèvre bondissante et pelée ;
Un lévrier à la volée.
Derrière le triomphateur,
Le petit clerc, son colporteur,
Mince et subalterne personne7
,
L’affublera d’une couronne
Faite de houx et de laurier ;
Cet assemblage singulier
Dénotant le double génie
D’épopée et de calomnie8
.
Badauds, battez des mains ici,
Place à l’Apollon, le voici9
.
Qui, dites-vous, cette momie ?
Il vit pourtant ; l’économie,
La soif de l’or le sèche ainsi
Et le corrosif de l’envie.
Est-il assis, debout, couché ?
Non, sur deux flageolets il flotte,
Entouré d’une redingote
Qu’à Londres il eut à bon marché !
Son corps tout disloqué ballotte,
Sa mâchoire avide grignote,
Son regard est effarouché.
Vous reconnaissez Don Quichotte
Qui dans la cage est attaché.
Le sec cadavre est embroché
A sa rapière encor pucelle.
Il rêve, il siffle, il vous appelle.
Badauds, battez des mains ici,
Place à l’Apollon, le voici10
.
Mais on fait halte et l’équipage
S’arrête à l’hôtel de Sully,
Où mon héros eut l’avantage
D’être par un grand anobli11
,
Selon l’accolade sauvage
Par laquelle monsieur Jourdain
Est reçu Turc et Paladin.
On tourne au Palais, mais bien vite,
On le passe, car le rimeur
Serait blessé d’y voir le gîte
De ses frères, beau-père et sœurs,
Bourgeois qui lui font mal au cœur ;
Il ferait plus piteuse mine
A voir le mai, l’arbre fatal
Où les juges de sa doctrine
Ont brûlé le livre infernal12
.
Tirons donc vers la Comédie ;
Sera peint en effigie
Un acteur mauvais, goguenard,
Dont le poète avec un dard
Pourra balafrer la figure,
En échange de la blessure
Qu’au visage il eut de sa part.
Venez, savante Académie,
Pour l’encenser sur votre seuil ;
Bon, ces messieurs lui font accueil,
Et même excuse très polie
De n’avoir pas incorporé
Un Iyrique si célébré13
;
Mais avec mépris il les traite ;
C’est vos jetons que je regrette ;
Adieu, messieurs les beaux esprits14
,
Qui m’avez refusé vos prix15
.
Mais ciel ! qui bouche les passages ?
Qu’entendons-nous ? quelles clameurs ?
Haro sur le roi des rimeurs,
On veut l’arrêter pour les gages ;
C’est un monde de souscripteurs,
De libraires et d’imprimeurs,
Victimes de ses brigandages16
.
Paix, coquins, n’a-t-il pas promis
De rendre tout ce qu’on a mis17
?
Que n’attendiez-vous, je vous prie ?
Parbleu ! s’il avait ramassé
Tous les fonds de la loterie18
,
N’aurait-il pas tout remboursé ?
Paix là, quelle criaillerie !
Monsieur l’exempt et vous, mouchards,
Délivrez-nous de ces braillards.
Mais en vain ; la troupe indocile
Ne se payant point de raisons,
Notre alguazil, en homme habile,
Cherchant au poète un asile,
Le niche aux Petites-Maisons.
- 1Autres titres: Le char de triomphe de Mr de Voltaire / Le Triomphe poétique
- 2 Triomphe décerné à un poète romain en 1739, à l’imitation de celui de Pétrarque en 1341. (M.) (R)
- 3Qu'au sieur Arouet elle apprête
- 4 Littré donne du mot « soufflet » la définition suivante : « Ancienne espèce de voiture à deux roues, fort légère, où il n’y avait place que pour une ou deux personnes, dont le dessus et le devant étant de cuir ou de toile cirée, se levaient et se repliaient comme un soufflet dans le beau temps, et s’abaissaient et s’étendaient pendant la pluie. » (R)
- 5Du fief qu'on appelle Voltaire
- 6 Colonel du régiment de la Calotte. (M.) (R)
- 7Maître Thiriot, son colporteur, / Tiriot, subalterne personne,
- 8Calomnie contre un officier qui s’en fit justice a Sèvres. — Lettre en vers sur la mort d’un ministre auquel il veut que l’Église refuse la sépulture pour la donner à une comédienne. (M.) (R)
- 9Place à Voltaire,
- 10Place à Voltaire
- 11par Chabot anobli
- 12Arrêt du 10 mai 1734 contre les Lettres philosophiques (M.) (R)
- 13Chez eux un mortel si taré
- 14beaux esprits / Trop sots pour connaître mon prix.
- 15Il composa pour le prix dont le sujet était l’autel de Notre‑Dame. Il fit imprimer des invectives sur ce que la pièce d’un autre fut préférée. (M.) (R)
- 16Parlant de vols, de brigandages
- 17 Argent des souscriptions de son poème héroïque, enlevé au public malgré la promesse de le rendre. (M.) (R)
- 18Loterie des contrats sur la ville dont, avec une troupe d’agioteurs, il arrha tous les registres sans les remplir. (M.) (R)
Raunié, VII,67-71 - Clairambault, F.Fr.12715, p.126-30 - Maurepas, F.Fr.12649, p.299-304 - 1735, IV, 25-28 - 1752, IV, 21-25 - F.Fr.9353, f° 206v-207r - F.Fr.12799, f°117-118 - F.Fr.13658, p.168-72 - F.Fr.15016, f° 173r-176v -F.Fr.15151, p.17-25 - F.Fr.25570, p.425-28 -NAF.9184, p.413-14 - Arsenal 3128, f°273v-275r - Arsenal 3133, p.317-20 et p.514-16 (imprimé in-4°) - Lille BM, MS 65, p.307-314 - Voltariana, p.263-68
Cette pièce était déjà imprimée dans un livre connu de tout le monde, intitulé Mémoires de la calotte, petit in-12 édition de 1739. Elle fait le supplément de la 4ème partie. (Arsenal 3133). Elle figure aussi en bonne place dans le Voltariana (1748), p.263-67. Analyse dans Polinger, p.231-38 avec la réaction outragée de Voltaire.