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En attendant

En attendant1
Dans un coupable écrit, dont la malignité
D’un vulgaire ignorant nourrit l’avidité,
Un proscrit, un transfuge, horreur de la patrie,
Ose attaquer l’honneur, insulter le génie,
Et d’un venin subtil empoisonner des jours
Dont l’estime publique accompagne le cours !
De Necker tu prétends abaisser la victoire !
Tu veux de son triomphe effacer la mémoire,
O Calonne ; et tu crois, par des mots superflus,
Détruire, en un seul jour, cinquante ans de vertus !
De l’intrigue des cours tu connais bien l’adresse !
Ils seront tes amis, ceux que la gloire blesse !
Ils sauront te servir ! Infidèle à son Roi,
Il a déjà trahi son serment et la loi,
Celui qui, méditant sourdement ta poursuite,
Vit par toi démasquer sa perfide conduite,
Il partage aujourd’hui tes sentiments jaloux ;
Contre Necker lui-même il protège tes coups,
Et craignant un rival, idole de la France,
Au prix de son repos achète ton silence2 .
Mais, Calonne, dis-moi, ces calculs, ces tableaux,
Ces chefs-d’œuvre impuissants de tes brillants pinceaux
Auraient-ils pu jamais mériter le suffrage
Des citoyens choisis pour juger ton ouvrage ?
Auraient-ils pu braver les regards de la loi3  ?
Non, tu les redoutais ! Parjure envers ton Roi,
Et de tous nos malheurs comptable à la patrie,
Tu devais expier la vérité trahie.
Quelle foi désormais donner à tes discours ?
Tout trahit, tout condamne aujourd’hui tes détours.
Au fond de ce séjour, où se tait la vengeance,
Tombeau des préjugés, empire du silence,
Les mânes ont frémi ! Dans la nuit du cercueil,
Terray, Turgot, Clugny, qu’irrite ton orgueil,
Tous ont parlé : leur voix confond ton imposture :
De leur tombe entends-tu s’exhaler leur murmure,
Qui d’un héros, par toi lâchement insulté,
Atteste la candeur et la véracité4  ?
Fleury, dont tu croyais pouvoir capter l’hommage,
A la vertu lui-même enfin rendit hommage,
Et ce fatal aveu qu’imposa le devoir,
Renversa tes projets et trompa ton espoir5 .
Pourquoi n’as-tu donc pas détruit cet édifice,
Quand tout cédait encore au gré de ton caprice ?
Necker te défia : rival de sa grandeur,
Pourquoi n’osas-tu point imiter son ardeur ?
L’athlète généreux brûle de se défendre :
Necker t’ouvrit l’arène ; il y fallait descendre.
Pourquoi, si le vaisseau gouverné par tes mains
Te semblait menacé de périls trop certains,
N’as-tu donc point, pilote industrieux et sage,
Prévenu tout à coup les horreurs du naufrage ?
Quand le Sénat français présageant ces malheurs,
Aux pieds du souverain déposait ses frayeurs,
De son peuple à ses yeux colorant l’indigence,
Pourquoi fis-tu briller une fausse opulence6  ?
Tu trompais donc alors notre crédulité !
Mais bientôt tu détruis notre sécurité ;
Et la France, arrachée à son calme propice,
Sous ses pas voit s’ouvrir un affreux précipice,
Que ta perfide audace avait couvert de fleurs.
L’État n’est désormais qu’un théâtre d’horreurs ;
C’est un frêle vaisseau battu par la tempête.
Entouré des écueils où le hasard le jette,
Il n’offre déjà plus que des débris flottants,
Qu’un pilote incertain dispute encore aux vents !
Trop heureux si des flots un jour bravant la rage,
Dans le port il pouvait réparer leur outrage !
Mais si tu ne crois pas que la patrie en pleurs
Puisse à toi seul, Calonne, imputer ses malheurs,
Pourquoi porter tes pas dans une île étrangère ?
L’innocent doit-il fuir et craint-il la lumière ?
Le vainqueur d’Annibal, le plus grand des guerriers,
Scipion, succombant sous le poids des lauriers,
L’immortel Scipion est accusé dans Rome ;
Il ne fuit pas son juge ; il paraît en grand homme :
Écoutez, leur dit-il, augustes sénateurs,
Scipion va répondre à ses vils délateurs.
Romains, votre grandeur est mon premier ouvrage :
A pareil jour mon bras vous a soumis Carthage ;
Je vainquis Annibal. En ce jour glorieux,
Montons au Capitole et rendons grâce aux Dieux. —
Chez un peuple rival, qui, fort de nos faiblesses,
Te cache son mépris sous d’utiles caresses,
S’offre un nouvel exemple : Hastings est accusé ;
Hastings par un soupçon se croirait offensé :
Mais il est citoyen ; sa patrie est son juge :
En des lieux étrangers dédaignant un refuge,
Il vient, il se soumet à ses accusateurs :
Comme lui comparait aux tribunaux vengeurs ;
Sa fuite à tous les yeux le rendrait méprisable,
La tienne te condamne et décèle un coupable.
L’honneur, l’honneur exige un aveu solennel,
Et l’innocent qui fuit est déjà criminel.
Il en est temps encore : un tribunal suprême7
Va s’ouvrir et tu dois t’y présenter toi-même.
Necker soutint ses droits ; tu défendis les tiens :
Tous deux soyez jugés par vos concitoyens.
Viens t’offrir à leurs yeux ; viens, que rien ne t’arrête :
Necker t’imitera, cours y porter ta tête.

  • 1A la fin de l’année 1787, M. de Calonne, réfugié à Londres, avait publié un mémoire justificatif de son administration qui fit grand bruit et fut vivement discuté. D’après Hardy, « cette requête de l’ex-administrateur des finances contre lequel toute la France était révoltée, bien écrite et très captieuse, semblait le justifier, sinon complètement, au moins en partie sur plusieurs points. » Aussi cette publication, sans le disculper aux yeux du public, avait du moins pour résultat de suspendre le jugement des personnes peu familiarisées avec le détail des finances. « Après avoir mûrement réfléchi sur cette requête très finement rédigée, après en avoir pesé tous les détails on croyait devoir s’interdire de juger son administration étant beaucoup plus sage de s’en rapporter à ceux qui, parfaitement instruits et versés dans la manutention des finances, avaient seuls le droit de décider, tous ses comptes vérifiés et comparés soigneusement avec les différents états ainsi qu’avec les pièces créancières, s’il était coupable ou non de tout ce qu’on lui imputait avec tant de raison en apparence, si l’on s’en rapportait, comme il paraissait assez naturel de le faire, au cri public et à celui de la magistrature entière. » (Journal de Hardy.) (R)
  • 2M. de Calonne, en faisant imprimer son mémoire, a consenti à des retranchements considérables ; et l’échange du comté de Sancerre ne sera point annulé. Les poursuites sur les malversations dans la refonte des louis ont été interdites à la cour des monnaies. On a même obligé cette cour à apporter à Versailles toute la procédure, sous prétexte de la faire examiner par le Conseil. (M.) (R)
  • 3Les états informes communiqués, après tant de difficultés, aux notables, sont‑ils ceux mêmes que M. de Calonne, dans son discours d’ouverture, a annoncé, avec tant d’emphase, avoir mis sous les yeux du Roi ? Ceux qu’il présente aujourd’hui sont‑ils absolument semblables ? S’il y a quelque différence entre eux, le mensonge est constaté ; s’ils sont conformes les uns aux autres, pourquoi les refuser à ceux qu’il était de son intérêt de convaincre ? Pourquoi les avoir refusés au Parlement ? Il est difficile de concilier tant de contradictions. (M.) (R)
  • 4 L’abbé Terray, M. Turgot et M. de Clugny ont successivement formé des tableaux de situation des finances, dont l’exactitude, dans les principaux résultats, n’a jamais été contredite que par M. de Calonne. Le compte de M. Necker est parfaitement d’accord avec ceux de ces trois ministres. Il serait difficile à M. de Calonne de persuader à la France et à l’Europe que M. Turgot trompa son Roi et la nation ! M. de Calonne a grand intérêt d’attaquer un ouvrage dont la vérité vainement contestée accuse ses incroyables déprédations. Peut‑être a‑t‑il réussi, auprès de quelques esprits faibles, à répandre des doutes que la réponse de M. Necker aura bientôt dissipés, mais si l’on compare les mœurs et les principes connus de M. de Calonne et sa conduite ministérielle avec le caractère et les vertus de M. Necker, croira‑t‑on que les assertions audacieuses d’un homme à qui il ne reste que cette misérable ressource pour affaiblir les reproches de malversations qu’il a encourus, puissent balancer le témoignage de deux ministres révérés par la nation, et dont les opérations concordent entre elles ? (M.) (R)
  • 5 Pendant l’assemblée des notables, M. de Calonne chercha à s’étayer du témoignage de M. de Fleury contre M. Necker. Il lui écrivit à cet effet, mais M. de Fleury lui répondit qu’il avait examiné avec le plus grand soin les calculs du compte rendu, lorsqu’il avait succédé à M. de Necker, et que le résultat de cette vérification lui en avait démontré l’exactitude. M. de Calonne se garda bien de montrer cette lettre au Roi ! Mais M. de Fleury qui avait eu la précaution d’en envoyer copie à M. de Miromesnil, l’avait prié, en même temps, d’en donner connaissance au Roi : M. de Miromesnil le fit exactement. Le ressentiment qu’en eut M. de Calonne donna lieu à une querelle fort vive entre eux ; et ce dernier parvint à entraîner M. de Miromesnil dans sa chute. (M.) (R)
  • 6Au mois de décembre 1785, le Parlement se refusait à l’enregistrement de l’emprunt. Sa résistance était unanime. M. de Calonne crut avoir à se plaindre de M. Damécourt, rapporteur à la cour. Il eut avec lui une explication très vive, dans laquelle il s’emporta jusqu’à le menacer. Ce magistrat eut la fermeté de lui répondre ces paroles, que l’événement a si bien justifiées : Vous ferez, Monsieur, ce que vous voudrez. Je resterai chez moi avec ma considération et ma place au Parlement ; et vous, vous sortirez déshonoré du contrôle général. — M. Damécourt perdit en effet le rapport des affaires de la cour ; et le Parlement ayant été mandé à Versailles, le Roi y fit enregistrer l’édit. Cette compagnie avait témoigné, dans ses remontrances, les plus vives inquiétudes sur la situation des finances, et supplié le Roi de veiller par lui‑même à leur manutention. M. de Calonne fit répondre par le Roi que les finances étaient dans l’ordre le plus satisfaisant ; que la dette publique était assurée, et sa liquidation établie sur des bases solides et c’est huit mois après un pareil langage, c’est au mois d’août 1786 qu’il parle au Roi d’un déficit énorme, qu’il propose des plans de réformation, une assemblée des notables, etc., etc. (M.) (R)
  • 7Les États généraux. (M.) (R)

Numéro
$1599


Année
1788




Références

Raunié, X,281-87