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Chanson bachique

Chanson bachique1
Ne parlons plus de politique ;
Qu’importe à moi
Qui gouverne la république
Lorsque je bois2  !
A-t-on la paix, a-t-on la guerre ?
Je n’en sais rien,
Mais j’ai ma bouteille et mon verre,
Tout ira bien.

Que l’on conserve à la régence,
L’autorité,
Que le gouvernement de France
Soit respecté,
Que l’on élève des indignes
De tous états,
J’en serai content, si nos vignes
Ne gèlent pas.

Que la hauteur et l’ignorance
Donnant la loi,
Prétendent régler la finance
Du jeune roi,
Et que la Chambre de justice
Soit juste ou non,
Chacun adore son caprice,
Moi mon flacon.

Que du dedans de notre France
L’heureux destin
Soit commis à la vigilance
Du duc d’Antin3 ,
J’aurais une bien folle idée
De ses talents
S’il ne rendait la vie aisée
Aux bons enfants.

Qu’en France maint édit pullule
Contre la loi,
Qu’ici tout soit pour une bulle
En désarroi,
Qu’à Rome Clément sans scrupule
Vende la foi,
Je siffle tout jusqu’à sa mule
Lorsque je bois.

Qu’il veuille gloser sur la Bible,
En souverain,
Qu’un pontife soit infaillible
Chez Bellarmin4 ,
Qu’il soit homme répréhensible,
Selon Dupin5 ,
Tout cela me parait plausible
Le verre en main.

Que l’orgueilleux Rohan s’éveille
Tout éperdu,
Que Bissy penaud s’émerveille
D’être tondu,
Que Tellier ait, baissant l’oreille,
Du pied au cul
Je ne pense qu’à ma bouteille
Quand j’ai bien bu.

Que le parti des jansénistes
Ait le dessus,
Que les superbes molinistes
Soient confondus,
Que Quesnel prouve en son ouvrage
L’amour divin,
A tous je donne mon suffrage
Si j’ai du vin.

Que la société moins fière
Ronge son frein,
Que Doucin6 bouffi de colère
S’échauffe en vain,
Que l’on se torche le derrière
De son Tocsin7 ,
Je ris de leur douleur amère
Quand j’ai du vin.

Que le superbe essaim d’Ignace
Trafique en dol,
Qu’il ose parler de la grâce
Contre saint Paul,
Et qu’il crosse sur l’efficace
Saint Augustin,
Tout cela ne vaut pas ma tasse
Quand j’ai du vin.

Que tous les jours on emprisonne
Des partisans,
Que l’on tire de leur personne
Beaucoup d’argent ;
Je ne crains rien de la justice
Pour le certain,
Ne croyez pas que je périsse
Si j’ai du vin.

Que l’infâme maltôtier crève
Dans sa prison,
Que Bourvalais franchisse en Grève
Maint échelon8 ,
Qu’une corde au gibet élève
Son compagnon,
Que m’importe qu’on les achève
Quand j’ai du bon ?

Que Le Normand9 joue en galère
De l’aviron,
Qu’on parle de rogner la sphère
De d’Argenson,
Que son Gruet10 fume la terre
De Montfaucon11 ,
Tant que j’ai du vin dans mon verre
Je dis : Bon, bon.

Que dedans la Conciergerie
Les logements
Deviennent des chambres garnies
Pour les traitants,
Qu’on les pende, qu’on les fustige
Pour leur larcin ;
De tout cela je ne m’afflige
Si j’ai du vin.

Que le marchand se désespère
Faute de gain,
Que l’artisan dans sa misère
Gueuse son pain
Que le bourgeois comme un poète
Meure de faim ;
Pour moi, je ris de leur disette
Le verre en main.

Qu’un peuple soit prompt à médire,
Sot et changeant,
Qu’à belles dents Pasquin12 déchire
Notre Régent ;
Que dans ses coffres il attire
Tout notre argent,
En buvant je ne fais que rire
Du soin qu’il prend.

Que des pèlerins de Cythère,
Au carnaval,
De la nuit cherchant le mystère,
Courent au bal,
Pour moi je reste ferme à table,
Et jour et nuit
J’y bois ; si le sommeil m’accable
Je cours au lit.

 

Que de son poison immanquable13
De nos Dauphins
La perte soit irréparable
Pour les humains,
Mais qu’à ce jeune roi de France
Par trop d’ennuis
Il fasse éprouver sa science,
Foutre de lui.

Que dans ses ténèbres il marche
Dedans la foi
Ou qu’il aise un patriarche
Qu’importe à moi,
Qu’il prenne la grâce efficace
Pour son appui,
Mais me mettre  à la besace,
Foutre de lui.

  • 1Autre titre : Chanson à boire sur les affaires du temps. 1716
  • 2Chanson que l’on attribue à M. le grand prieur de Vendôme, ennuyé d’entendre parler des affaires du temps. (M.) — La supposition est fort plausible ; mieux que personne le grand prieur était à même de célébrer les agréments de la dive bouteille, lui qui, au dire de Saint-Simon, « ne s’était jamais couché le soir, depuis trente ans, que porté dans son lit ivre‑mort, coutume à laquelle il fut fidèle le reste de sa vie ». (R)
  • 3Le portrait que Saint‑Simon a tracé du duc d’Antin justifie pleinement l’opinion du chansonnier. « Personne, dit‑il, n’avait ni plus d’agrément, de mémoire, de lumière, de connaissance des hommes et de chacun, d’art et de ménagements pour savoir les prendre, plaire, s’insinuer et parler toutes sortes de langages ; beaucoup de connaissances et des talents sans nombre, qui le rendaient propre à tout, avec quelque lecture. Brutal par tempérament, doux, poli par jugement, accueillant, empressé à plaire, jamais il ne lui arrivait de dire mal de personne. Il sacrifia tout à l’ambition et aux richesses, quoique prodigue, et fut le plus habile et le plus raffiné courtisan de son temps. » (R)
  • 4Robert Bellarmin, jésuite italien (1542‑1621), a composé plusieurs ouvrages de controverse qui lui ont valu un rang des plus honorables parmi les théologiens. (R)
  • 5L’abbé Louis Ellies Dupin, historien ecclésiastique (1657‑1719). Docteur de Sorbonne et professeur de philosophie au Collège royal, il fut destitué pour cause de jansénisme. Dans le plus important de ses ouvrages, la Bibliothèque universelle des auteurs ecclésiastiques, Bossuet signala des doctrines erronées, que Dupin fut obligé de rétracter. (R)
  • 6Louis Doucin, jésuite (1652‑1726), fut l’un des plus zélés partisans de la Constitution Unigenitus, et publia contre les Jansénistes nombre de brochures et de factums. (R)
  • 7Le parlement voulant découvrir les auteurs de plusieurs écrits au sujet de la Constitution Unigenitus qu’on appelait Tocsins, dont on soupçonnait le P. Le Tellier, le P. Doucin et quelques autres jésuites, on apprit d’Amiens qu’on saurait la vérité à Orléans… N’ayant rien trouvé chez les libraires d’Orléans, on s’avisa d’aller au collège des jésuites de la même ville. On y trouva plusieurs presses qui servaient à l’impression de ces libelles, dont le P. Doucin, qui était relégué là, depuis quelques mois, parut être le véritable auteur avec le P. Le Tellier. « (Journal de Buvat, 10 juin 1716.) (R)
  • 8La place de Grève, située devant l’Hôtel de Ville, était spécialement affectée aux exécutions capitales ; le gibet s’y trouvait dressé en permanence.
  • 9Condamné par la chambre de justice aux galères (Arsenal 2961)
  • 10Exempt de M. d’Argenson, arrêté par ordre de la chambre de justice, depuis condamné à faire amende honorable, à être pilorié trois jours de marché et aux galères à perpétuité par arrêt du 7 décembre 1717 (Arsenal 2961)[/ - Les trois personnages dont il est question ci‑dessus furent condamnés par la Chambre de justice seulement en 1717. La chanson est donc postérieure à la date que lui assignent les Recueils manuscrits. (R)
  • 11Éminence située aux portes de Paris, sur laquelle se trouvait dressé un immense gibet, où il y avait place pour soixante patients. On y suspendait les corps des suppliciés et on les y laissait pourrir. (R)
  • 12Nom d’un personnage bouffon de la Comédie italienne, qui figure généralement un valet menteur, hâbleur et fripon. (R)
  • 13Les deux derniers couplets ne se trouvent que dans $3115.

Numéro
$0140


Année
1716 (Castries)

Auteur
Grand prieur de Vendôme



Références

Raunié, II 93-100 - Clairambault, F.Fr 12696, p.113 et 157 -  Maurepas, F.Fr.12628, p.345-47 - F.Fr.9350, f°121v-124v  - F.Fr.10475, p.164 - F.Fr.12500, p.100 - F.Fr.12673, p.197-203 - F.Fr.13656, p.131-34 - F.Fr.15131, p.80-88 - F.Fr.15141, p.107-11 - Arsenal 2930, p.171-79 - Arsenal 2937, f°202r-202v - Arsenal 2961, p.352-58 - Arsenal 3115, f°149r-151r - Arsenal 3132, p.255-60 - BHVP, MS 551, p.317-18 - Mazarine, MS 2163, p.270-77 - Mazarine Castries 3981, p.412-19 - Besançon BM, MS 561, p.45-58 - Lyon BM, MS 1552, p.165-71 - Lyon BM, MS 1673, f°59r-59v (deux premières strophes) - Toulouse BM, MS 855, f°86r-89r