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Épître à Lucinde

Épître à Lucinde1
Oui, c’est Lucinde que j’ai vue :
C’est ainsi qu’elle eût soupiré ;
Oui, c’est bien cette âme ingénue
Qui s’épanouit par degré ;
Enfin, c’est la nature même,
Dans toi c’est elle que l’on aime,
Tu dictes ses plus douces lois ;
Dans tes regards elle respire,
Sur ta bouche elle vient sourire,
Elle s’exprime par ta voix.
Qu’elle soit toujours ton modèle ;
Elle est la mère des succès.
Pour reconnaître ses bienfaits,
Sois toujours naïve comme elle.
Sa beauté dédaigne le fard,
Suis l’exemple qu’elle te donne :
La simple fleur qui la couronne
Vaut tous les prestiges de l’art.
De mille fous l’essaim frivole
Viendra bientôt grossir ta cour :
Ah ! crains leur encens qui s’envole
Aussi vite que leur amour !
Leurs cœurs ressemblent à leurs têtes ;
Garde-toi de ces séducteurs,
Ils t’écriraient sur leurs tablettes,
Et puis iraient tromper ailleurs.
Je sais, si tu voulais m’en croire,
Celui qu’il te faudrait choisir ;
Il est amoureux de la gloire,
Très indulgent pour le plaisir,
Il fuit le faste et l’étalage ;
En un mot, cet amant, c’est moi…
Tu t’offenses de mon hommage !
Il est indiscret, je le vois.
Un Mentor déplaît à ton âge2 .
Flore n’aime que le printemps.
Lucinde, tu n’as pas vingt ans,
Et j’ai le malheur d’être sage.

  • 1Épître adressée par Dorat à Mlle Doligny, qui avait joué le rôle de Lucinde dans l’Oracle de Saint Foix. (M.) L. Berthon de Maisonneuve, dite Mlle Doligny, débuta, à peine âgée de quinze ans et demi, aux Français, en mai 1763, et fut accueillie avec un enthousiasme universel. Collé, dans son Journal, fait l’éloge de ses mérites. « Elle promet beaucoup, écrit il, elle a un talent supérieur, mais il faut qu’elle travaille, le cultive et l’étende. Sans être jolie, elle a une physionomie intéressante ; sa voix est nette sans être forte, elle a une belle prononciation, pas un ton faux, pas un geste faux, des grâces même. Elle est très bien faite, elle a de la naïveté et de la chaleur ; il ne s’agit plus que d’avoir plus d’ensemble et c’est ce que l’habitude seule du théâtre peut donner. En un mot, il m’a paru qu’elle avait tous les dons que l’on peut tenir de la nature et qu’il ne lui manquait que les agréments et les perfections que l’art et l’expérience peuvent et doivent faire acquérir bien vite, pour peu qu’on étudie son métier. » (R)
  • 2En février 1765, Grimm observait que la jeune actrice avait, aux yeux de ses rivales, « le tort d’être sage et de n’avoir voulu écouter aucune proposition de fortune, au prix de son innocence. » (R)

Numéro
$1207


Année
1763




Références

Raunié, VII,355-57 - Mémoires secrets, I, 256-57