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La satire des satires

              La satire des satires

Tandis que dans Paris le chien de la satire,

De sa loge où les lois le tiennent renfermé,

Aboie avec fureur, dès qu’il est affamé,

Contre l’homme à talents qui se permet d’en rire ;

Tandis que de Néron l’apôtre diffamé,

En prose tous les mois traduit avec génie

Les vers faits par Piron contre l’Académie ;

Et qu’aux bords du Léthé l’Arétin d’Argenteuil,

Réchauffant le venin de ses rimes perverses,

Décore vainement du burin de Longueil,

Le fatras triste et froid de ses Œuvres diverses,

Qui ne firent qu’un pas de la presse au cercueil ;

Moi qui, devenu mûr sous les glaces de l’âge,

N’ai que trop acheté par quatre-vingts hivers,

Le droit si dangereux d’être vrai dans des vers,

Plus indulgent, plus gai, je ne dis pas plus sage,

De Zoïle à mon tour je peindrai les travers.

L’Europe vit un jour sur les bords de la Seine,

Renaître avec éclat l’urbanité d’Athène ;

La critique amusait nos esprits délicats :

S’il émanait du trône un édit inutile,

Qui changeait à son gré les marquis en Hylas,

Fontenelle à la cour fredonnait une idylle ;

On décochait soudain le trait d’un vaudeville ;

Mais content de pincer, on ne déchirait pas :

Malgré le drame anglais, et son bouillant apôtre,

Cet âge qui n’est plus en vaut sans doute un autre ;

Non pas que tourmenté de regrets douloureux,

Vieillard triste, épousant d’impuissantes colères,

D’un encens indiscret j’aille enivrer nos pères

Pour le plaisir malin de flétrir leurs neveux.

Tous ces sarcasmes vains, que de son banc poudreux

Lance contre son siècle un Caton de l’école,

Ne sont aux yeux du goût qu’une froide hyperbole ;

On a vu de tout temps un troupeau d’écrivains,

Intenter le procès à leurs contemporains :

Fréron regrette l’âge où Louis-le-Superbe

Noyait les Hollandais pour punir un bon mot,

Préférait au grand Bayle un rimailleur dévot,

Et faisait en public, pour la gloire du Verbe,

Pérorer au gibet l’orateur huguenot :

Mais du temps de Racine on regrettait Malherbe,

Et du temps de Malherbe on regrettait Marot.

Prenons pour peser tout des balances pareilles ;

Chaque âge a ses Orphée, ainsi que ses Midas ;

Seulement (et chacun peut en rire tout bas)

Nos Midas sont fournis de plus longues oreilles.

Ces bâtards de Boileau, d’ouvrages durs et plats

Infectent le palais, et l’église et la scène ;

Ils font du champ des arts l’étable d’Augias,

Qu’un fleuve de bons vers ne laverait qu’à peine.

Je ne suis point Alcide, et mon bras, du héros

N’oserait copier les plus minces travaux ;

Nettoyons cependant l’étable littéraire.

Quel est cet Embryon dont l’air atrabilaire

Se décèle au travers de sa fausse gaîté,

Et qui se croit l’appui de la divinité ?

C’est Sabatier : son livre est dans ses mains impures,

Livre où tous les héros des trois siècles passés

Sont peints au naturel, par trois tomes d’injures ;

Il marche l’air contrit, et les regards baissés :

« A tort, dit le cafard, vos yeux sont courroucés :

Si j’ai parlé du sage avec quelqu’amertume,

Mon cœur n’adopte point tout le fiel de ma plume,

L’intérêt des beaux-arts dicte seul mes arrêts ;

Pour suivre un faux grand homme à grands coups de sifflets,

Du bon goût dégradé c’est défendre la cause. »

Que parles-tu du goût, apprentif virtuose ?

Ce Dieu, dans aucun temps, n’éclaira ton réduit ;

Au sein de l’indulgence en secret il repose ;

Dans le jardin des arts, si quelqu’un l’introduit,

Sans blesser son parfum, il y cueille une rose ;

D’un coup de sa baguette à l’instant il dépose

Tous les saints que ta plume a mis en paradis,

Tandis que des damnés, que ta voix a maudits,

Sans redouter d’appel, il fait l’apothéose...

Bravo ! s’écrie alors d’un petit ton flûté,

Un Boileau de vingt ans que le clergé protège,

Qui lime avec Grosier un journal avorté,

Et grimpé sur le dos du pédant de collège,

S’avance en clopinant vers l’immortalité :

« Mes traits, dit l’écolier, sont inconnus peut-être ;

Mais je tiens de mon père un nom dominateur

Dont l’Europe étonnée atteste la splendeur,

Et ce nom suffira pour me faire connaître.

Je suis Fréron. En vain dans les champs de l’honneur,

Je combats à côté de l’abbé des trois âges ;

A quel titre ose-t-il, du haut de sa grandeur,

Apprécier l’Europe et juger ses ouvrages ?

Vous avez sagement réprimé sa hauteur,

Qu’il prenne en ses écrits un ton moins dogmatique,

Et me laisse à mon gré régir la république,

Dont mon père en mourant m’a nommé dictateur. »

Le Fréron, non sans peine acheva sa tirade ;

Blessé dès le berceau de la main du guerrier,

Qui créa l’Écossaise avec la Henriade,

Du coup qui fit périr son père tout entier,

Le jeune Aliboron était encor malade ;

Plein de fiel cependant contre le Sabatier,

Au prêtre par derrière il lâche une ruade,

Que celui-ci lui rend en brave chevalier.

Le précepteur Clément, un pied hors de la fange,

Du duel, en riant attendait le succès,

Prêt à le consigner dans son journal français

Journal qu’on lit en France à peu près comme au Gange :

« Quand, dit-il, sur la scène un auteur est monté,

Jusqu’à la fin du drame il doit garder son rôle.

Un Atlas par des nains ne peut être imité,

Surtout quand il soutient le ciel sur son épaule.

Vous avez vu les nains, vous allez voir Atlas. —

Le Parnasse agité de guerres intestines,

Attendait qu’un héros réparât ses ruines ;

Faible alors, et jeté dans le rang des soldats,

J’adressais, le matin, une épître à Voltaire ;

Le soir, je déchirais sa tête octogénaire

Dans un pamphlet obscur que l’on ne lisait pas ;

Mais enfin dégoûté de n’être qu’un sectaire,

Je tentai pour moi seul le hasard des combats ;

L’état où je vivais n’avait point de monarque,

(Du peuple des auteurs tel est le droit sacré)

Ne pouvant le régir, je m’en fis l’Aristarque ;

Le Dieu du goût m’ouvrit son temple révéré,

Et ma voix de son sein bannit l’Hérésiarque

Que j’y vis à genoux, sans l’avoir inspiré.

Delille, en ce temps-là, se croyait un grand homme,

Parce qu’on vit sa Muse en jolis madrigaux,

Paraphraser les vers de l’Homère de Rome ;

Le Mierre avec candeur exaltant ses travaux,

Défiait humblement la critique jalouse

De censurer son Tell, couronné dans Schaffouse,

Et se louait lui-même en louant ses héros ;

Impunément, Dorat, le poète à l’eau rose,

Provoquant le beau sexe à son apothéose,

Débitait dans Paris ses vers et ses pavots ;

Je brisai tous ces dieux avec leurs piédestaux.

Voltaire dans Ferney balançait ma victoire ;

Mais sa chute bientôt mit le comble à ma gloire...

C’est pour lui dérober la gloire de vingt vers,

Qu’on me vit compiler vingt volumes divers :

Peut-être il redouta que ma plume hardie

Ne lançât contre lui quelqu’Encyclopédie,

Et la crainte avança sa descente aux enfers. »

« Ton cerveau, cher ami, me semble un peu malade,

Dit alors au pédant le hibou d’Argenteuil,

Si quelqu’un peut lutter contre la Henriade,

C’est le Pope français qui fit la Dunciade ;

Dans mes notes un jour je le dis sans orgueil ;

Parlez, connaissez-vous mon chant de l’ambassade ? »

Clément à ce défi chancelle en son bourbier ;

Il ne s’attendait pas à pareille ruade,

(Car enfin tout Zoïle est fier sur son fumier)

Il méditait déjà la plus vive apostrophe ;

Mais à souper chez lui, le soir même invité,

Il n’osa du vilain hâter la catastrophe,

Et quoiqu’il le haïsse autant qu’un philosophe,

Sa faim très prudemment réprima sa fierté.

Palissot de Clément voyant le long silence,

Donne un nouvel essor à sa vive éloquence :

« Vous savez qu’au berceau je bégayai des vers ;

Dès lors j’occupai seul la muse de l’histoire,

Et je fixai sur moi les yeux de l’univers :

Le Franc seul en ce genre a partagé ma gloire ;

Ainsi que Patouillet, l’orateur des déserts,

Et frère Caveyrac d’odieuse mémoire. —

Jean-Jacque, Helvétius, Diderot et Duclos,

Tramaient depuis longtemps une ligue infernale,

Pour ramener l’Europe à son premier chaos ;

La fureur de penser gagnait les tribunaux ;

La tolérance même, aux États si fatale,

De vingt rois sur le trône attaquait le repos :

Il fallait prévenir d’affreuses catastrophes,

Le monde allait périr. — Je fis les Philosophes ;

Ce drame, je le sais, par François tant loué,

Dans Paris désormais ne peut être joué,

Il est fait pour tomber sans brigues ni manœuvres :

Le froid, dit-on, le tue aussi bien que mes œuvres.

N’importe ! il fait époque, et nos doctes Pétau

Iront, n’en doutez point, dater de ma parade,

Comme un Grec eût daté de son Olympiade :

C’est le sort d’un ouvrage où tout paraît nouveau,

Des décrets contre Henri lancés par la Sorbonne,

De la farce d’André sur le sort de Lisbonne,

Et des doctes sermons du capucin de Pau.

Toutefois en jouant nos sages sur la scène,

J’excitai le mépris encor plus que la haine :

Cet affront imprévu fit changer mes desseins ;

Pope, dans un poème où régnait l’ironie,

Avait couvert d’opprobre un peuple d’écrivains

Dont il avait longtemps souffert la calomnie :

Je lui volai son plan, mais non pas son génie ;

La Dunciade alors parut sur l’horizon ;

Les bons mots des cafés contre le vieux Fréron

Y parurent traduits, mais en prose rimée ;

J’y fis voir Marmontel qui broutait du chardon,

La muse de Le Mierre en hibou transformée,

Et d’Arnaud à genoux près du cul de Manon.

Là, je pèse avec soin toutes les renommées ;

Là, Colardeau, Raynal, Diderot et Thomas.

Placés dans mon miroir, ne sont que des pygmées ;

Tandis qu’un grand le Brun, qui ressemble à Midas,

Un François en tout temps si fameux dans l’histoire,

· Un Aubert.... ( par pudeur je ne me cite pas)

Écrasent l’univers du fardeau de leur gloire. »

Tel fut de Palissot le récit importun.

Mon Bavius après mit un frein à sa langue ;

Clément s’en réjouit, car le pédant à jeun

Attendait pour souper la fin de la harangue.

Nos beaux-esprits, enfin, s’apprêtent à partir,

Mais déjà de l’enceinte ils ne peuvent sortir :

Tandis que vers l’étable ils tenaient leur séance,

La fange sous leurs pas ruisselait à grands flots,

Et le fiel autour d’eux s’assemblait en monceaux.

Ils veulent s’élever sur cette vase immense ;

Mais chacun se consume en efforts superflus,

Au fond du noir bourbier leur poids les précipite :

La pitié parle alors à mes sens éperdus,

Je fends pour les sauver les fanges du Cocyte,

Je m’approche, je parle... ils n’étaient déjà plus.

Quel est ce jeune athlète, échappé du naufrage,

Que je vois de la rive approcher à la nage ?

Ah ! c’est toi, cher Gilbert, singe d’Aliboron,

Toi, qui par tes talents fait pour avoir un nom,

Encelade nouveau, crut dans ta frénésie,

Escalader le ciel de la philosophie,

En vers alexandrins dédiés à Fréron ;

Je ne te confonds point avec la populace,

Qui des vallons du Pinde habite le bourbier,

L’antique Moevius, le jésuite Garasse,

Linière, Palissot, Caron et Sabatier ;

Dans tes vers quelquefois le génie étincelle.

Mais ton apologie, enfin, n’est qu’un libelle.

· Va, ne t’exerce plus dans ces vains pugilats,

Dans l’art de manier le fer de la satire,

Art qui sert de talent à ceux qui n’en ont pas :

La médiocrité seule a le droit de nuire ;

Le mauvais goût, suivant son naturel félon,

Ecrit mal, et punit quiconque sait écrire ;

Mais le génie est juste et n’a point d’aiguillon.

A toi, maître Linguet, tu fermeras la marche ;

Toi dont le fiel inonde et la prose et les vers,

Toi, que les Arétins de ce siècle pervers,

D’une commune voix nomment leur patriarche ?

Tu t’écartes en vain du bourbier d’Augias,

Au flot qui te poursuit tu n’échapperas pas ;

Malgré le sot orgueil, dont je te vois repaître,

Approche, en mon miroir tu vas te reconnaître :

En tout genre d’abord ardent à t’essayer,

Tu briguas, mais en vain, des succès éphémères :

Tous tes livres morts-nés ruinent les libraires ;

Tu travaillas dix ans à te faire oublier ;

L’intérêt t’ouvre alors la carrière oratoire,

C’est là que mendiant des causes d’apparat,

Et jouant en rhéteur le rôle d’avocat,

A l’aide d’un bon mot tu plus dans un mémoire ;

Tes clients à ton nom donnèrent de l’éclat :

D’Aiguillon même un jour, sans doute, te fit croire,

Que tu faisais sous lui quelque bruit dans l’État ;

Mais le bruit dans les arts ne fut jamais la gloire ;

Aux annales des Grecs si Zoïle est cité,

Pour avoir fait jadis des factums contre Homère,

Aux seuls pédants du temps sa mémoire fut chère,

Et l’opprobre la suit dans la postérité.

Dans ces vers, ô Linguet ! ton arrêt est porté ;

Poursuis, que l’Arétin te prête son cynisme,

Bréboeuf son style enflé, Gilbert son égoïsme,

Et le froid Palissot sa pesante gaîté.

Toi, qui n’inventas rien, fais la guerre au génie,

Du haut de ton grenier siffle l’Académie,

Insulte froidement la cendre de Colbert,

Prouve aux vils ennemis de la philosophie,

Que l’Europe a grand tort d’admirer d’Alembert.

De la Seine au Volga les sots pourront te lire,

Cher peut-être au clergé qui ne sait que proscrire,

Mais de l’homme de bien justement rebuté,

Et par les souverains que trouble ton délire,

Puni de temps en temps, mais non persécuté,

Banni de ton pays que tu pouvais instruire,

Sans amis, sans asile et sans célébrité,

Tu mourras, du libraire à peine regretté.

Tel est le terme affreux où conduit la satire.

Enfin j’ai nettoyé l’étable d’Augias :

Au séjour embelli par l’ombre de Virgile,

La mienne désormais descendra plus tranquille :

J’ai vengé ma patrie, et ne m’en repens pas.

Modernes Arétins que je viens de proscrire,

Laissez-là, croyez-moi, le fouet de la satire,

Ou si, dans son courroux, le Mentor des Neuf-Sœurs,

Vous a prédestinés pour rimer des noirceurs,

Ennoblissez du moins le talent de médire ;

Laissant dans leur oubli vingt écrivains divers,

Dont le crime est d’avoir une gloire équivoque,

N’épousez pas contr’eux la rage d’Archiloque :

C’est le fier Juvénal, le fléau des pervers,

Dont l’ombre de nos jours mérite qu’on l’évoque ;

Donner aux mœurs qu’on blesse un asile en ses vers,

Émousser sous le dais le fer du despotisme,

Egorger sur l’autel le Dieu du fanatisme,

C’est rendre la satire utile à l’Univers.

 

Numéro
$7582


Année
1778

Auteur
Ginguené



Références

Poésies satyriques, t. II, p. 199-210 - Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.257-65