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L’ombre de Duclos

             L’Ombre de Duclos

Dans l’Élysée, il est un lieu charmant,

Séjour divin de ces esprits célèbres

Qui de leur siècle ont été l’ornement ;

Qui, du faux goût dissipant les ténèbres,

Ont de l’erreur combattu le poison,

En vers heureux fait parler la raison,

Et parcouru la brillante carrière

Des arts créés pour enchanter la terre.

Après leur mort, c’est là qu’ils sont admis ;

Tous dans leurs mains apportant leurs écrits,

Sont éprouvés sur le Léthé tranquille,

Qui de ses eaux entoure cet asile.

De l’onde à peine ils ont touché les bords,

O vérité puissante chez les morts !

Tout froid ouvrage, ou prose, ou poésie,

Qui soutient mal l’honneur de leur génie,

Et qui trompa leurs stériles efforts,

Cédant alors à la dernière épreuve,

S’abîme au fond du véridique fleuve.

Entre les mains il ne leur reste plus

Que les écrits qui seront toujours lus ;

Dans la demeure éternelle et sacrée,

On ne reçoit qu’une gloire épurée.

Chacun compris dans l’arrêt général,

Perd plus ou moins au passage fatal ;

Et peu d’auteurs, par grâce singulière,

Viennent à bord avec leur charge entière.

Tous du déchet sont fort surpris, dit-on.

Ces jours derniers, le caustique Piron,

Un peu confus, sauva de la disgrâce

Le Métromane et même sa préface ;

Et tel auteur qui ne s’en doute pas,

Léger de poids doit arriver là-bas.

Tous rassemblés dans ce riant asile,

Ceux dont la gloire a consacré le nom,

Tels que jadis les a dépeints Virgile,

Ceints du bandeau des prêtres d’Apollon,

Sans passions, sans haine et sans envie,

Heureux vainqueurs du temps et du tombeau,

Goûtent en paix, sous le ciel le plus beau,

Les doux loisirs d’une immortelle vie.

Rivaux unis, mais non d’accord sur tout,

Gardant toujours leur esprit et leur goût,

Chacun s’amuse et pense à sa manière ;

Houdard encor dispute contre Homère,

Et va frondant ses dieux et ses héros ;

Le d’Olivet y fait la guerre aux mots.

Boileau soutient, quoiqu’on puisse lui dire,

Qu’un opéra ne peut jamais se lire ;

On lui répond par des vers de Roland ;

L’éternité s’abrège en disputant.

Sans la dispute, où l’âme est aiguisée,

On s’ennuierait même dans l’Élysée.

Duclos, surtout, était de cet avis ;

Naguère il vint dans le sacré pourpris,

Et rapporta du fleuve hypercritique,

Un bon roman, un bon livre classique,

Avec finesse écrits par la raison ;

Tableau des mœurs et l’honneur de son nom.

A sa rencontre arriva maint confrère ;

Ceux qu’autrefois on voyait sur la terre,

Au Louvre, assis dans le fauteuil à bras,

Vinrent d’abord autour du secrétaire,

Et Marivaux lui demanda tout bas

Si les Français lisaient encor Voltaire.

En parcourant la troupe littéraire,

Duclos avise auprès de Vaugelas,

Certain Normand qu’il ne connaissait pas,

A l’accent niais, à la mine plaisante ;

Quel est ton nom, dit-il ? qu’as-tu fait ! – Moi ?

Oh ! rien de bon. – Cet aveu-là m’enchante,

Dit le Breton ; j’aime la bonne foi ;

Chez les vivants, quel était ton emploi ?

Lors le Normand dit avec assurance :

– Connaîtrais-tu cette altière éminence,

Ce cardinal si redouté jadis,

Qui fit trembler et l’Autriche et la France,

Et son roi même, et tous ses ennemis ;

Ce fier prélat si cher aux beaux-esprits ?

– Qui, Richelieu ? la demande est fort bonne ;

Il fut connu chez nous comme en Sorbonne :

Depuis vingt ans je l’entendais louer ;

J’en étais las, il le faut avouer.

Tu vivais donc auprès de sa personne ?

– Je l’amusais, souvent ma bonne humeur

Le délassait de sa triste grandeur.

Des noirs soucis chassant l’amas sinistre,

Je déridais le cardinal ministre.

Le faire rire était mon seul métier ;

Il me payait pour le désennuyer ;

Car en régnant quelquefois on s’ennuie,

Et la vengeance attriste un peu la vie.

Quand son esprit à trop de soins ouvert,

S’obscurcissait par la mélancolie,

On lui disait : Prenez du Bois-Robert.

— Ah ! c’est donc toi, dit le chef des quarante,

Abbé folâtre, heureux bénéficier !

Tu fis là-haut un assez doux métier,

Et ta gaîté t’a tenu lieu de rente.

Mais de quel droit entras-tu dans ce lieu ?

Je sais fort bien que tu fus sur la terre

L’un des élus, dotés d’un honoraire

Pour composer l’esprit de Richelieu ;

Que Colletet, compagnon de tes veilles,

Rotrou, l’Étoile et l’aîné des Corneilles,

De cet honneur partageaient l’embarras ;

Mais tu n’as fait Cinna, ni Venceslas.

– Non, je l’avoue. – Et quel est donc ton titre ?

– Il en est un qui peut être prisé :

De mon crédit je n’ai point abusé.

Du bien, du mal, je fus souvent l’arbitre ;

Je fis le bien, et de mon protecteur,

Sur les talents, j’attirai la faveur ;

Je n’avilis ni son nom, ni ses grâces ;

Je ne vendis privilèges, ni places,

Et je servis, j’aimai de bonne foi,

Tous mes rivaux qui valaient mieux que moi.

– Oh ! j’en conviens, ce mérite est unique ;

Reste avec nous, va, tu nous fais honneur.

Tu fus donc gai ? Moi, je fus véridique,

Peu courtisan, mais excellent buveur,

Très bon convive, un peu brusque et parleur,

Et dans le vin surtout plein d’éloquence.

Que dis-je ? hélas ! ô regrets ! ô douleurs !

Tout est perdu ; j’ai vu passer en France

Du cabaret le règne et les honneurs,

Ces jours marqués par une ivresse aimable,

Où les Neuf Sœurs ne chantaient plus qu’à table,

Où du caveau par Phœbus habité,

Tout respirait la brillante gaîté ;

Lorsque Bacchus enflammant le génie

Des feux sacrés de la joyeuse orgie,

Réunissait dans ses heureux festins,

Et de Piron la verve étincelante,

Et de Saurin la finesse piquante,

Et de Collé les folâtres refrains.

Ce train de vie était assez commode,

Assez plaisant : j’en vis passer la mode.

On devint sombre, on n’eut plus de chanteurs ;

Piron et moi, de la vieille méthode,

Nous fûmes seuls fidèles spectateurs,

Et les derniers des beaux-esprits buveurs.

J’avais vu naître une autre épidémie

Moins agréable, une triste manie

Qui par degrés gagna tous les esprits,

Et qui domine en province, à Paris,

Même à la cour : l’ambitieuse envie

De s’endormir dans notre académie.

La passion des hommes du fauteuil

N’avait jamais exercé tant d’empire,

Pris tant de soins, tant irrité l’orgueil ;

C’est un vertige, une rage, un délire :

Chacun cabale, écrit ou fait écrire ;

Prêtre, avocat, et philosophe, et grand,

On s’entrepousse, on se heurte en courant.

Mon cher abbé, qui te plais tant à rire,

Pour te servir un plat de ton métier,

Il te faudrait faire voir l’audience

Que je donnais dans les jours de vacance :

C’est un tableau qui pourrait t’égayer.

– Eh ! crois-tu donc l’entreprise impossible,

Reprit l’abbé ? Sais-tu que sous nos yeux

Tu peux placer cette scène risible ?

L’illusion habite dans ces lieux :

Non cette vieille et hideuse sorcière,

Monstre imposteur qui séduit le vulgaire,

Qui va semant les préjugés affreux

Et les erreurs qui désolent la terre,

Protée impur et lutin ténébreux ;

Mais cette fée, heureuse enchanteresse,

Reine des arts, mère des fictions,

Qu’en ses beaux jours a vu naître la Grèce,

Et qui d’Orphée anima les chansons ;

Fille du Ciel et sœur de l’Harmonie,

Qui consacrait tous les jeux du génie,

Peuplait de dieux les forêts et les eaux,

Attendrissait les sensibles échos,

Et sur une urne appuyait les Naïades,

Et sous l’écorce enfermait les Dryades ;

Qui sur un char plaça le dieu du jour,

Sut aiguiser les flèches de l’Amour,

Et qui berçait de ses songes aimables,

Le genre humain toujours épris des fables.

Elle tourna vers de plus grands objets

De ses leçons l’utile allégorie,

Mit ses crayons dans les mains de Thalie,

De Melpomène éleva le palais ;

Elle enseigna, dans Athène et dans Rome,

Cet art charmant qu’on n’ose plus blâmer,

Cet art divin de montrer l’homme à l’homme,

Pour l’attendrir et pour le réformer.

Elle est toujours à nos ordres fidèle ;

Elle peut tout. Il dit, et l’immortelle

Parut soudain sur un trône d’azur,

Baguette en main, et d’abord autour d’elle,

Tout s’éclipsa sous un nuage obscur.

Puis par degrés une douce lumière

De ses rayons pénètre l’atmosphère :

On voit Duclos sur son grand fauteuil noir ;

Dans l’entresol, sombre et triste manoir

Où doit loger monsieur le secrétaire.

Là fourmillait tout l’essaim littéraire :

L’un apportait sa nouvelle grammaire ;

L’autre, un roman ; l’autre, des almanachs ;

L’un, ses sermons ; l’autre, ses opéras ;

Et celui-ci, son recueil d’héroïdes ;

Et celui-là, ses drames insipides,

Drames en prose, et traduits et vendus

En Allemagne, et des Français peu lus,

Mais enrichis de fleurons et d’estampes,

Malgré Voltaire appelés culs-de lampes ;

Couverts de points de l’un à l’autre bout,

Points merveilleux qui tiennent lieu de tout ;

Points éloquents qui font si bien entendre

Ce que l’auteur n’a pas l’esprit de rendre :

C’est dans les points qu’il faut s’évertuer,

Et le génie est l’art de ponctuer.

Ainsi courait cette troupe empressée,

Confusément vers le Louvre poussée :

Les candidats tour à tour introduits,

Se retiraient tour à tour éconduits ;

Et cependant Duclos, peu formaliste,

Disait : – Allez, vous serez sur ma liste.

Dans cette foule, on remarquait Lingus,

Le successeur du grand Voetius,

De Scriblerius et de Scioppius,

Lequel criait : « Vive la métaphore !

Je viens flétrir tout ce que l’on adore ;

J’ai réformé l’absurde antiquité ;

J’ai de Titus anéanti la gloire,

Et de Néron rétabli la mémoire ;

Car, comme on sait, j’aime la vérité.

Pour la venger, seul je me sacrifie ;

J’ai frondé tout, et j’ai tout contredit,

Et j’ai cité devant ma Théorie,

L’Esprit des Lois qui n’est pas mon esprit,

Et d’Alembert et sa géométrie,

La politique et la philosophie,

Et Cicéron dont je fais peu de cas :

Place, messieurs, pour Simon Nicolas ! »

A ce discours s’élève une huée :

Maître Lingus est fait à cet accueil,

Et sa grande âme en est fort peu troublée.

D’un regard fier, il narguait l’assemblée :

Plus fier encor, plus rengorgé d’orgueil,

Parut Curlon, fameux chez les libraires ;

Curlon, doyen de cent folliculaires,

Un peu pédant, un peu lourd, un peu sec,

Plat en français, mais citant force grec ;

Vieil Aristarque et subalterne apôtre,

Qui des talents a médit comme un autre ;

Qui du bon goût pour apprendre les lois,

Depuis vingt ans étudia par choix

D’Aliboron la littéraire année,

En prit le suc, et quatre fois par mois

En composa sa feuille enluminée

Des quolibets du bel esprit bourgeois.

En arrivant, il dit au secrétaire :

« Je ne viens point me mettre sur les rangs ;

Ce n’est point là, comme on sait, mon affaire :

Je viens savoir celui des aspirants

Que l’on destine à l’honneur assez mince

D’avoir sa part à l’immortel jeton ;

J’en veux d’avance avertir la province ;

Sur mon affiche il faut coucher son nom,

Et décider si votre choix est bon. »

Duclos allait répondre au journaliste,

Quand un autre homme, à l’œil dur, au front triste,

Ne voyant rien et ne saluant pas,

Tira Duclos à part, et dit tout bas :

« Ecoutez-moi : j’aurai toute la vie

Un grand mépris pour votre académie ;

Mais Despréaux en était, et je dois

En être aussi ; je me fais une loi

De ressembler en tout à mon modèle.

Pour le bon goût vous connaissez mon zèle :

Je veux venger sa cause et ma querelle,

Former le siècle ; il n’est pas mûr pour moi ;

Avec le temps j’en ferai quelque chose,

Et je tiens bon : si j’en crois ce qu’on dit,

Mes vers sont plats, et plus plate est ma prose :

On s’y fera : j’obtiendrai du crédit.

Il est bien vrai que j’abhorre l’esprit :

Mais cet esprit ne peut pas toujours plaire ;

On reviendra d’une telle chimère :

Peut-être un jour son règne finira ;

J’aurai beau jeu, quand on s’en passera. »

Comme il parlait, Boileau le considère,

Le reconnaît à son nom, à son ton :

« Oh ! oh ! dit-il, c’est le plat secrétaire,

Qui n’a de moi su prendre que mon nom,

Qui sans esprit insulte le génie,

Ecrivain dur, qui parle d’harmonie ;

Juge ignorant, qui parle de bon goût ;

Censeur bavard, qui se trompe sur tout,

Qui barbouilla cette longue satire,

Ces trois cents vers que l’on n’a pas pu lire.

Mon cher Clément, grâce dans ton cerveau,

Si tu m’en crois, cet avis salutaire,

Quand tu voudras injurier Voltaire,

Signe Gâcon, et laisse-là Boileau.

On rirait trop du délire nouveau

D’un barbouilleur à la touche grossière,

Qui placerait sur une enseigne à bière

Le nom d’Apelle ou celui de Van Loo. »

Clément partit méditant sa réplique.

On vit alors venir sous le portique

Un petit homme à l’air humble, au ton doux :

C’était Aubert, qui, d’une faible haleine,

Réchauffe en vain les cendres de Trévoux ;

Il arrivait se traînant avec peine,

Car il portait, outre tous ses écrits,

Un lourd paquet d’Affiches de Paris,

Où tous les jours il parle de sa gloire,

Et qu’il consacre aux filles de Mémoire.

Il présenta des feuilles de Fréron,

Et son Recueil, et puis son médaillon,

Et des écrans ; puis inclinant sa nuque :

« Voici des vers, dit-il, sur ma perruque ;

Et mon Journal ! on souscrit chez Moutard ;

Et ma Psyché qui reste chez Moutard ;

Et tous mes vers, on les lit chez Moutard.

Voici surtout mes cent cinquante fables

D’invention, car je n’emprunte rien.

Dans ses écrits, qu’on dit inimitables,

Jean La Fontaine a mis trop peu du sien :

Tout est à moi ; je prouve avec génie

Qu’il faut toujours fuir la philosophie,

Et qu’une mère aime bien ses enfants,

Deux vérités qui sont d’un très grand sens.

L’académie à bon droit me réclame :

Je suis connu sur le pont Notre-Dame

Et chez Fréron ; je viens peut-être tard :

La modestie est vertu de grande âme ;

Quant à mes mœurs, nul soupçon, nul écart,

Et l’on se peut informer chez Moutard. »

Quand il eut dit, Duclos se prit à rire,

Et d’un coup d’œil toisant le pauvre sire,

D’un ton railleur, le malin Bois-Robert

Dit : « Ecoutez, il faut attendre, Aubert :

L’académie est encor philosophe,

C’est un travers qui ne peut pas durer ;

On en revient, vous pouvez espérer :

Bientôt sa porte, à gens d’une autre étoffe,

Pourra s’ouvrir ; vous en serez l’honneur

Et l’ornement, et, dans ce temps prospère,

Monsieur Fréron en sera secrétaire ;

Vous chancelier, et Clément directeur.

En attendant cette brillante époque,

Qui doit sans doute arriver tôt ou tard,

Mon cher Aubert, restez dans votre coque ;

Dormez en paix, et soupez chez Moutard. »

Fort peu content d’une telle semonce,

Aubert restait sans trouver de réponse ;

Et contemplant, d’un regard plein d’ennui,

Son médaillon aussi triste que lui,

Il se taisait ; mais un spectacle unique

Frappe les yeux ; un groupe fort comique

S’avance alors : d’aimables libertins,

Fripons charmants, petits auteurs badins,

Venaient chantant comme une serinette ;

Incessamment leur voix siffle et répète

Les mêmes sons : Ismène, Iris, Doris,

Philis, Rosis, et Zulmis et Cloris,

Thémire, Elmire, et Rosette et Lisette,

Et tous les noms que leur fécondité

Heureusement créa pour la beauté.

Ils précédaient leur modèle et leur maître.

C’était lui-même ! on l’allait voir paraître.

A ses côtés marchait Aliboron,

Qui sur sa tête arrangeait en couronne

Un beau bouquet des feuilles de l’automne,

Beau diadème, et digne du patron

Et du héros. Conduisant son école,

En pompe ainsi venait monsieur Frivole,

Froid, sec et hâve, et tout rempli de vent,

Faisant tinter des grelots tristement.

Il croit au Louvre avoir déjà sa place,

Et sur son front il est écrit préface.

Avec effort sa bouche travaillant,

S’ouvre pour rire et se ferme en bâillant.

Il amenait son cortège ordinaire

De Jeux, d’Amours, non pas ceux de Cythère,

Non ces enfants si gracieux, si beaux,

Qui de Boucher font aimer les pinceaux.

Tout est changé : les Grâces sont maussades,

Les Ris chagrins et les Amours malades.

Autour de lui, dix graveurs attirés,

Avec orgueil portaient l’amas énorme

De ses écrits élégants par la forme,

Par le burin richement décorés.

« Si ces vers-là, disent-ils l’un à l’autre,

N’ont fait sa gloire, ils ont bien fait la nôtre.

Grâces à lui, s’ils n’ont pas été lus,

Grâces à nous, ils ont été vendus. »

Frivole approche, il pérore, il harangue ;

Mais par malheur nul n’entendait sa langue.

Le seul Cotin, qui se trouvait tout près,

Crut deviner qu’il parlait en français.

En écoutant ce bizarre langage,

Babil confus, monotone ramage,

Le Bois-Robert crut aussi démêler

Que l’aspirant prétendait persifler.

Il regardait la frêle créature,

Et sans respect pour sa maigre figure,

Par passetemps il vint souffler dessus.

Las ! pour Frivole il n’en fallait pas plus :

Au même instant, petits vers, petits drames,

Petits pamphlets, petits épithalames,

Froid apologue en style précieux,

Plate héroïde et romans ennuyeux,

Couplets badins et tristes facéties,

Contes rimés, lyriques inepties,

Flore, zéphir, le jargon d’opéra,

Roses, baisers, boudoirs, et caetera,

Tout ce qui dut composer un grand homme,

Au jugement des Arcades de Rome,

Tout disparut ; un lamentable cri

En retentit jusques chez Monoury.

A peine on vit cette chute burlesque

Du candidat dissous si plaisamment,

Qu’on se tourna vers un autre grotesque :

Nouvel objet, nouvel étonnement.

Cimmer venait traîné dans sa brouette ;

Un étendard en forme de girouette

Flotte au-devant : on y lisait ces mots :

Le faux Ami l’Indigent, Nathalie,

Le Déserteur, le Juge, Sophronie,

Tous noms fameux, drames provinciaux,

Grands monuments dont la France s’honore

Sans le savoir, et que Paris ignore

Pour son malheur. Cimmer, en ce moment,

Sous le parvis voit dans l’éloignement

Les écrivains, honneur du dernier âge,

Et qui du nôtre ont mérité l’hommage.

A cet aspect, il change de couleur,

Et soupirant de rage et de douleur,

Tout boursoufflé d’un courroux emphatique,

Branlant la tête, et d’un ton prophétique :

« Malheur, malheur à ce siècle déçu !

Il vous admire, et vous l’avez perdu.

Fléaux des arts, auteurs de leur ruine,

O plat Boileau ! froid bel-esprit Racine !

Et toi, timide et faible Poquelin,

Toi, qui du drame ignoras l’art divin,

Vous écriviez pour ceux qui savent lire,

Vous vouliez plaire aux esprits cultivés ;

Ce joug honteux nous a trop captivés.

C’est pour le peuple enfin qu’il faut écrire :

Le peuple seul, le peuple a le vrai goût ;

Le peuple sent, le peuple seul est tout ;

Le reste, rien. Humanité ! morale !

Jurons par vous d’écrire pour la halle ;

O vaniteux ! qui vaniteusement

Nous retraciez Auguste et Cornélie,

Néron, Burrhus, Mithridate, Athalie,

Où pensiez-vous trouver le sentiment,

Le naturel et les traits pathétiques ?

Où ? dans Sophocle ; il est dans les boutiques,

A cette table où de gros vignerons

Vont s’enivrer du vin des Porcherons,

Au cabaret où va danser Toinette,

Aux carrefours.. Enfin, dans ma brouette.

Oui, sans doute, oui : c’est là qu’il faut saisir

Les seuls objets qu’on voit avec plaisir.

Ainsi pensait cet Anglais, ce grand homme,

Qui fit parler les savetiers de Rome,

Le caliban, les fossoyeurs danois.

De cet oracle on méconnaît la voix :

La mienne enfin va réformer la scène ;

Sur ces tréteaux où votre Melpomène

Depuis cent ans ne fait rien qu’assoupir,

Je placerai le monstre de Schekspir.

Ce monstre-là, c’est l’enfant du génie :

Fuyez, héros de Grèce et d’Ausonie !

Le temps n’est plus de voir comme autrefois

Le Capitole et les palais des rois

Sur le théâtre ; et si j’en suis le maître,

On y verra l’Hôpital et Bicêtre ;

Oui, l’Hôpital. Français, prosternez-vous,

Je l’ai juré ; profanes, à genoux ! »

Chantre d’Hector, ô toi ! qui sus décrire

Des immortels l’inexprimable rire,

Peins-nous le rire éclatant, redoublé

Dont retentit le parvis ébranlé,

Les longs éclats, la bruyante huée,

Et la gaieté librement déployée.

En se pâmant, Molière s’écriait ;

Sur Despréaux, Racine s’appuyait,

N’en pouvant plus : pour le bon La Fontaine,

Il contemplait ce rare énergumène

D’un regard fixe, immobile, enchanté ;

Il jouissait avec tranquillité,

La bouche ouverte, et la mine ébahie,

N’ayant rien vu de semblable en sa vie.

Cimmer jugea qu’on se moquait de lui ;

Il en frémit, il étouffe de bile,

Et révolté contre un siècle indocile,

Qui lui résiste et court après l’ennui,

Il désespère enfin de la Patrie,

Brise en pleurant sa brouette chérie,

Foule à ses pieds son superbe drapeau,

Prend une robe, et s’enfuit au barreau.

On approuva ce dessein salutaire :

Mais tout à coup on entend un grand bruit ;

La scène change, et l’illusion fuit,

« Est-il bien vrai ? nous allons voir Voltaire :

On dit qu’il touche au bout de sa carrière,

La goutte aux pieds, la fièvre dans le sang ;

Il va bientôt venir prendre son rang. »

On s’empressait déjà pour l’introduire

Avec éclat : chacun se disposait

A le fêter, et Racine disait ;

« Je le verrai celui qui fit Zaïre ! »

Soudain Mercure entre, le front serein ;

On fait silence à son aspect divin :

« On vous trompait, et je viens vous apprendre,

Leur dit ce Dieu, les arrêts du Destin ;

Voltaire ici n’est pas prêt à se rendre,

Et de ses jours on recule la fin.

De sa carrière, aux talents consacrée,

Nul n’égala l’immortelle splendeur ;

Le Destin veut, pour dernière faveur,

Que nul aussi ne l’égale en durée.

Quand sur ses jours étendant son pouvoir,

La Parque enfin fermera sa paupière,

Apollon veut que pour le recevoir

Vous choisissiez Sophocle et Saint-Aulaire. »

Ainsi parla Mercure ; à ce discours,

On applaudit, comme on fait tous les jours,

Quand sur la scène en pleurant on admire

Les vers touchants de Mérope et d’Alzire.

 

Numéro
$7565


Année
1773

Auteur
La Harpe



Références

Suard, CL, p.458-64 (longs extraits) - Poésies satyriques, t.II, p. 55-75 - Satiriques du dix-huitième siècle, p.185-205 - Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.309-23


Notes

M. de La Harpe vient de faire un ouvrage très agréable intitulé L'Ombre de Duclos, mas il ne se propose pas de l'imprimer, parce qu'il est un peu satirique, et que la haine ardente de ses ennemis n'a pas besion qu'il lui donne de nouveaux aliments. L'auteur suppose que dans l'Elysée les hommes de génie s'occupent encore à discuter les mêmes objets qui les ont intéressés pendant leur vie. (Suard)