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Lettre des échevins de Marseille au comte de Saint-Florentin, mininistre

Mlle Dumesnil qui a été jouer à Marseille, y causé une grande rumeur dans cette ville. Quelque temps avant son arrivée, le directeur de la troupe, sans doute pour gagner davantage, a voulu augmenter les prix de la comédie, même du parterre ; ce qui a révolté les Marseillais qui ont cessé d’aller à la comédie. Le duc de Villars, à la sollicitation sans doute du directeur qui se voyait ruiné par cette désertion et les dépenses extraordinaires qu’il avait faites pour avoir la première actrice de Paris, s’est plaint au ministre, M. le comte de Saint-Florentin, qui a écrit la lettre suivante aux échevins de cette ville :

Je suis informé, Messieurs, que dans l’espérance d’une diminution du prix des places de la comédie, et pour la rendre, pour ainsi dire, nécessaire, il s’est fait des cabales pour ne plus y aller, qu’il y a des paris ouverts à qui n’ira pas, et qu’il y a eu même des gens assez mal intentionnés pour tâcher de diminuer le crédit des directeurs. Les bontés que j’ai pour la ville m’engagent à vous prévenir des inconvénients auxquels elle s’expose. Il n’y a absolument aucune diminution à espérer, et le Roi ne veut pas en entendre parler. Si par entêtement, par intérêt, ou par fausse vanité, on s’obstine à abandonner le spectacle, et que, par ce moyen et d’autres manœuvres, le directeur ne puisse plus se soutenir, je proposerai au Roi de donner des défenses, pour qu’il ne puisse à l’avenir s’établir aucune troupe dans la ville. Vous ne sauriez trop communiquer ma lettre, ni faire trop d’attention à ce que je vous marque, parce que l’effet suivra certainement la menace. Je suis etc.

 

Les Marseillais ont tenu ferme et ont déserté la comédie, de sorte que le directeur a emmené notre actrice à Aix, où ces mêmes Marseillais qui ne voulaient pas donner quelques sols de plus pour la voir dans leur ville, font beaucoup de dépense pour l’aller voir à Aix, ce qui prouve que ce n’était point par avarice qu’ils agissaient. Ils ont répondu à M. de Saint-Florentin d’une façon bien ferme. Vous trouverez ci-après leur réponse avec plusieurs épigrammes que cette aventure a occasionnées.

[…]

 

Copie de la réponse des échevins de Marseille à M. le comte de Saint-Florentin.

Monseigneur, nous avons répandu dans le public, suivant les ordres de V.G., la lettre qu’elle nous a fait l’honneur de nous écrire le 23. Les tenants de la Comédie, ceux qui la fréquentaient avec le plus d’assiduité n’en sont plus piqués. Peutêtre l’éloquence et le zèle de Monsieur l’évêque ne contribuentils pas moins à ce changement que l’intérêt et la fausse vanité. Le prélat déclame et fait déclamer sans cesse contre le théâtre, les spectateurs et les spectacles. Si le Roi défend qu’il ne s’établisse à l’avenir aucune troupe dans notre ville, nous reprendrons l’une des anciennes coutumes de nos illustres ancêtres. Vous savez, Monseigneur, que dans les beaux jours de notre république, lorsque nous donnions des lois au lieu d’en recevoir, nous fermions scrupuleusement nos portes aux histrions, de crainte qu’ils ne vinssent altérer la pureté de nos mœurs. Nous avons l’honneur d’être etc

 

Traduction en vers de cette lettre

Avec les sentiments d’un respect toujours stable

Pour cet auguste nom par votre main tracé,

Nous avons obéi ; votre écrit respectable

A volé dans nos murs, en tous lieux dispersé.

Chacun fuit à l’envi Thalie et Melpomène,

Par leurs plus chers amants leur temple est déserté,

Qui produit sur nos bords ce nouveau phénomène ?

Estce intérêt, caprice, ou fausse vanité ?

D’un docte et saint prélat l’éloquence et le zèle

Ont obtenu peutêtre un si grand changement.

Il fronde le théâtre et son troupeau fidèle

Ouvrant enfin les yeux, voit, rougit, et se rend.

Si l’effet qui toujours suit de près vos menaces

De vils comédiens purge à jamais ces lieux,

Nous reprendrons, Seigneur, nos anciennes traces,

Trop heureux d’imiter nos illustres aïeux.

Dans les jours fortunés de notre ville antique

Quand nous donnions des lois au lieu d’en recevoir,

Les histrions chassés de notre république

N’y prêchaient point le vice et l’oubli du devoir.

Des sentiments du cœur la bouche était l’organe,

Tout était bonne foi, pudeur, simplicité.

Ah ! fallaitil qu’un jour leur école profane

De nos premières mœurs souillât la pureté ?

 

 

 

Numéro
$1564


Année
1753




Références

F.Fr.10479, f°240 - CL Mannheim, lettre du 7 août 1753