Aller au contenu principal

Les têtes à changer

Les têtes à changer1

Couplets nouveaux

Momus, prends ta férule,

L’hydre du ridicule

Demande un autre Hercule ;

Elle n’a plus de frein.

Poursuis de rue en rue

La falotte cohue

Qui va choquer ta vue

Et chante ce refrain :

Changez-moi cette tête,

Cette grotesque tête ;

Changez-moi cette tête,

Tête de mannequin.

 

Courtisan très solide, 

Robin simple et timide,

Colonel intrépide

Qui brave le sifflet ;

Docte encyclopédiste,

Profond économiste,

Honnête journaliste,

Brochuriers à pamphlets ;

Changez-moi tous vos têtes,

Vos intrigantes têtes ;

Changez-moi tous vos têtes,

Têtes à camouflets.

 

Un petit astronome2

A figure de gnome,

Veut faire le grand homme,

Sans qu’on sache par où.

Il rate la comète,

Dérange la planète,

Et tout Paris répète

En lui faisant hou, hou :

Changez-moi cette tête,

Cette hargneuse tête ;

Changez-moi cette tête,

Tête de sapajou.

 

Un poète à front blême

Donne à certain poème

sa sécheresse extrême

et son air minaudier ;

Maint badaud imbécile

va criant par la ville :

Messieurs, place à Virgile ;

Mais il entend crier :

Changez-moi cette tête,

cette plagiare tête ;

Changez-moi cette tête,

Tête de grimacier.

 

La libertine Orphise3 ,

Coquette à tête grise,

Etend sur sa peau bise

Trois couches de carmin ;

Et sa gorge tombée,

Et sa taille bombée,

Et sa face plombée

Font peur même à Jasmin.

Changez-moi cette tête,

Cette lascive tête ;

Changez-moi cette tête,

Tête d’une catin.

 

Diogène moderne,

Un fou que chacun berne4

Croit tenir la lanterne

Et tranche du Caton.

Contre la raillerie,

Sa cervelle aguerrie

Affiche sa folie

Et prêche la raison,

Changez-moi cette tête,

Cette grimaude tête ;

changez-moi cette tête,

Tête de hérisson5 .

 

Un corps aulique et grave6 ,

Et des formes esclave,

Assemble son conclave

Pour réformer ses lois ;

Mais à Dame Justice

La mode de l’épice

Fut toujours trop propice

Pour en céder les droits.

Qu’on me change ces têtes,

Ces routinières têtes ;

Qu’on me change ces têtes

Dures comme du bois.

 

Un prétendu Musée7

A la tourbe abusée

Débite prose usée,

Et grands et petits vers.

La bourgeoise caillette,

Vieux pédant à lunette,

Rimailleur et soubrette

Loue à tort, à travers.

Qu’on me change ces têtes,

Ces métronomes têtes ;

Qu’on me change ces têtes,

Têtes à bonnets verts8 .

 

Un tudesque empirique9

Au bout d’un doigt magique

Fait naître la colique,

Ou la chasse à l’instant.

Son don Quichotte10 assure

Que la mort en murmure 

Et cite mainte cure

Dont il est seul garant.

Changez-moi ces deux têtes,

Ces magnétiques têtes ;

changez-moi ces deux têtes,

Têtes de charlatan.

 

Nestor de l’Amérique11 ,

Prise la voix publique

Du monde politique

Et du monde savant.

Mais dédaigne l’hommage

Dont ce peuple volage,

Sans respecter ton âge,

Abuse à chaque instant.

Conserve bien ta tête,

Ta vénérable tête ;

Conserve bien ta tête,

Ne la montre pas tant.

 

J'aperçois sur ma route

Un prince12 qui sans doute

Croit qu'une banqueroute

N'est qu'un trait d'écolier.

Oh ! la noble famille,

Qui dès longtemps ne brille

Que parce qu'elle pille

Le pauvre roturier.

Changez-moi cette tête,

Cette comique tête,

Changez-moi cette tête,

Tête à pilorier.

 

Un rimeur satirique

Dans son humeur caustique,

Des sots qu’il mord et pique,

Fait un portrait hardi.

De sa plume maligne

La pétulance insigne

Aux masques qu’il désigne

Le joint lui-même ici.

Changez-moi cette tête,

Cette fantasque tête ;

Changez-moi cette tête,

Tête d’un étourdi.

  • 1]Vaudeville (F.Fr.13653) - Cette chanson fut inspirée par une estampe satirique qui parut au mois de juin avec cette épigraphe : Avis au public, têtes à changer. D’après la Correspondance de Grimm, elle représentait « un magasin où l’on voit une grande affluence d’hommes et de femmes de toute condition qui viennent se pourvoir, selon leur besoin, de nouvelles têtes, de nouveaux c…, de nouvelles hanches ». Grimm attribue les couplets au sieur Després, secrétaire du baron de Besenval, tandis que Métra prétend qu’ils sont de Collé. « C’est le chant du cygne, observe‑t‑il, ce chansonnier est fort vieux ; mais on s’apercevra qu’il est toujours fort gai et caustique. » (R)
  • 2M. de Lalande. (M.) (R)
  • 3Les notes primitives donnent ici comme clef la comtesse de B… s, et il est facile de deviner sous cette indication qu’il s’agit de Mme de Boufflers. (R)
  • 4Grimod de La Reynière. (M.) — Ce personnage, qui fut un des originaux de son temps, est plus connu comme gastronome que comme littérateur, bien qu’il ait fait paraître un assez grand nombre de publications. (R)
  • 5Allusion à sa coiffure. (M.) (R)
  • 6Le Parlement. (M.) (R)
  • 7La loge des Neuf-Sœurs (La Harpe) - A la fin de l’année 1780, il s’était fondé à Paris, sous le nom de Société apollonienne, une société littéraire qui prit bientôt après le nom de Musée de Paris et n’était, selon les Mémoires secrets, « qu’une réunion très ordinaire de gens de lettres faisant admirer leurs productions à qui veut les entendre. » (R)
  • 8Le Musée est à la veille de faire banqueroute et l’on sait que le bonnet vert est l’enseigne des banqueroutiers. (M.) (R)
  • 9Mesmer et Deslon (La Harpe) - Le docteur Antoine Mesmer, inventeur de la théorie du magnétisme animal, était venu s’établir à Paris, où il avait propagé son système thérapeutique, « uniquement pour satisfaire, disait‑il, la curiosité des savants et des médecins de cette capitale ». Il capta promptement la faveur du public et l’on vit, parmi ses adeptes les plus notables, La Fayette, d’Espresmenil et Bergasse.
  • 10Le docteur Deslon, membre de la Faculté de médecine, s’était montré un des défenseurs convaincus du système de Mesmer, ce qui le fit exclure de la Faculté pendant deux ans. Mesmer, qui craignait bientôt de trouver en lui un rival, le désavoua pour son disciple lorsqu’il crut n’avoir plus besoin de son concours. (R)
  • 11Franklin (La Harpe)
  • 12Henri‑Louis de Rohan, prince de Guémené, qui pour subvenir aux dépenses fastueuses de sa maison, avait contracté un grand nombre d’emprunts, finit ses opérations par une banqueroute de 33 millions. Il fut obligé de se démettre de sa charge de grand chambellan, et sa femme qui était gouvernante des enfants de France et n’avait pas peu contribué à sa ruine par ses prodigalités, dut également résigner ses fonctions. (R)

Numéro
$5752


Année
1784

Auteur
Collé ? Després, secrétaire du baron de Besenval ?



Références

Raunié, X,92-100 - F.Fr.13653, p.317-22 - Mémoires secrets, XXIII, 33-38 - La Harpe, CL, t.IV, p.159