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Remontrances à Madame la Dauphine

Remontrances à Madame la Dauphine1
A la cour il n’est rien de stable,
Tout y brille un moment, tout y passe en un jour,
Et la faveur la plus durable
A des ailes comme l’amour.
Étourdis, enivrés d’une vapeur légère,
Ministres, favoris, ânes, chiens et chevaux,
Sur ce point-là sont tous égaux.
Jouet d’un caprice éphémère,
L’homme est changeant, et les enfants des rois
Sont plus hommes cent fois
Que le plus inconstant vulgaire.
Maîtresse que nous regrettons,
Vous dont la voix enchanteresse
Nous prodiguait les plus doux noms,
Et dont la belle main nous fit mainte caresse,
Jeune Dauphine, adorable princesse,
Permettez-vous à de pauvres grisons,
Qui, sortant de votre écurie,
Sont renvoyés à leurs chardons,
D’apporter à vos pieds une triste élégie
Sur le plus sanglant des affronts
Qu’ils aient essuyé de leur vie ?
Plus fiers que les coursiers qui portèrent jadis
Les Renaud et les Amadis,
Angélique en corset et Roland sous les armes,
On nous a vus porter vos charmes
Sur l’émail des gazons fleuris.
Notre pas ferme et votre marche altière
Semblaient de notre charge annoncer tout le prix ;
Si l’on nous eût permis de braire,
Notre patois eût dit aux peuples attendris :
Eh bien ! voilà pourtant la fille de Louis,
Vous savez tous qu’elle eut pour mère
Des Césars l’auguste héritière ;
Mais convenez, nos bons amis,
Qu’elle aurait en simple bergère,
En dépit de Vénus, la pomme de Pâris.
Nous ne le disions pas, mais sur notre passage
Tous les gens tenaient ce langage ;
Si ce baudet que l’on nous peint
Chargé des reliques d’un saint,
Des respects des passants prenait pour lui l’hommage,
Moins sots que lui, mais plus contents,
Nous ne respirions pas l’encens
D’une populace hypocrite ;
Celle qu’on vit à notre suite
Nous fit de bien bon cœur tous ses remerciements
Et près d’elle du moins nous avions un mérite,
Celui de marcher à pas lents
Et de prolonger le voyage,
Pour laisser admirer aux gens
De plus près et de plus longtemps
Les grâces de votre visage.
Quel avantage ont donc sur nous
Ces fameux coursiers d’Ibérie ?
Fiers souverains d’une écurie,
Et qu’on verrait à nos genoux
Sous le manège et sous l’envie.
Leurs larges fers ont trente clous
Meurtriers pour l’herbe fleurie ;
Leur regard a l’air du courroux,
Leur ardeur peut coûter la vie.
Sur ces animaux menaçants
Vit-on jamais ou Pallas ou Pomone ?
Et la blonde Cérès, aux premiers jours d’automne,
Et la jeune Flore, au printemps,
Viennent-elles courir les champs
Sur la monture de Bellone ?
Que quelque jour, dans les combats,
Votre époux sur leur dos coure après la victoire,
Et vous fasse trembler en bravant le trépas,
Princesse, cet honneur nous ne l’envions pas.
D’un œil moins sec alors vous fixerez la gloire,
Et vous direz, voyant partir
Tous ces quadrupèdes terribles :
Hélas ! ils vont au feu ; mes ânes plus paisibles
Ne partaient que pour le plaisir.
De nos rivaux altiers la superbe encolure
En vain flatte la vanité,
Quand ils auraient pour eux la tête et la figure,
Nous avons pour nous la bonté ;
Nous avons la constance et la sobriété.
Cédons leur encor la parure ;
Que l’or, la soie et les clinquants
Garnissent leur dos et leurs flancs,
Ce n’est point l’art, c’est la nature
Qui sert de lustre à la beauté ;
Elle brille sur la verdure,
Et dans une riche voiture
Son éclat paraît emprunté.
Sur notre dos que vous étiez gentille !
Quand Vénus en naissant sur l’onde se montra,
Son char était une simple coquille
Et tout l’univers l’admira.
Laissez donc, princesse chérie,
Laissez reposer quelquefois
La bruyante cavalerie
Qui fait peur aux nymphes des bois.
Venez sur vos grisons vous montrer aux bergères,
Venez sourire aux laboureurs,
Venez contempler les chaumières
Où dorment le soir ces pasteurs
Nous n’irons pas chercher le séjour des grandeurs,
Nous nous arrêterons à la porte des sages ;
Et vous connaîtrez les villages,
C’est là le séjour des bons cœurs.
Pour ce service au moins, gardez-nous de l’envie,
Sauvez-nous de l’intrigue et de la calomnie,
Et si jamais les courtisans,
Tout en riant venaient vous dire
Que vos ânes sont trop savants
(Car ce mot à la cour est un trait de satire
Pour écarter les bonnes gens),
Sachez que, sans s’en faire accroire,
Un âne toujours s’instruisit
Avec tels maîtres qu’il servit ;
Et la preuve en est dans l’histoire :
L’ânesse d’un prophète imposteur et maudit
Ne parla-t-elle pas et raison et sagesse
A ce brutal qui la battit ?
L’âne que vous montez, princesse,
Doit avoir cent fois plus d’esprit.

  • 1 Présentées par les ânes ci‑devant à son service. (M.) Un plaisant, dont le nom est resté inconnu, s’amusa à composer cette facétie dans un temps où il était sans cesse question de remontrances du Parlement.(R)

Numéro
$1290


Année
1770

Auteur
Moreau, historigraphe de France (F.Fr.13652)



Références

Raunié, VIII,188-92 - F.Fr.13652, p.105-10