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Récit du portier de Beaumarchais

Récit du portier de Beaumarchais1
A peine Beaumarchais débarrassant la scène
Avait de Figaro terminé la centaine,
Qu’il volait à Tarare, et pourtant ce vainqueur
Dans l’orgueil du triomphe était morne et rêveur.
Je ne sais quel chagrin, le couvrant de son ombre,
Lui donnait sur son char un maintien bas et sombre ;
Ses vertueux amis2 , sottement affligés,
Copiaient son allure, autour de lui rangés.
Ses mains sur Sabatier3 laissaient flotter les rênes ;
Il filait un discours tout rempli de ses peines4 .
Sainte-Foix et Gudin5 , qu’on voyait autrefois
Satellites ardents s’animer à sa voix,
L’œil louche maintenant et l’oreille baissée,
Semblaient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable écrit, sorti du sein des eaux6 ,
Des Perriers7 tout à coup a troublé le repos,
Et du fond du Marais une voix formidable
Se mêle éloquemment à l’écrit redoutable8 .
Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;
Des badauds attentifs le crin s’est hérissé.
Cependant sur le dos d’un avocat terrible9
S’élève avec fracas un mémoire invincible,
Le volume s’approche et vomit à nos yeux
Parmi de noirs flots d’encre un monstre furieux ;
Son front jaune est armé de cornes flétrissantes ;
On lit sur tout son corps cent phrases menaçantes ;
Indomptable Allemand, banquier impétueux,
Son style se recourbe en replis tortueux ;
Ses longs raisonnements font trembler la police.
Il n’est point d’oppresseur, d’escroc qui ne pâlisse.
Le Châtelet s’émeut, Paris est infecté,
Et tout le Parlement recule épouvanté.
Tout fuit, et sans s’armer d’un courage inutile,
Dans les cafés voisins chacun cherche un asile.
Pierre Augustin, tout seul, protecteur des Nassaux10
Ameute sa cabale et saisit ses pinceaux,
Souffle au monstre un pamphlet vibré11 d’une main sûre
Et que dans quatre nuits forgea son imposture.
De dégoût et d’horreur le monstre pâlissant
Aux pieds de Beaumarchais se roule en mugissant,
Il bâille et lui présente une gueule enflammée
Qui le couvre à la fois de boue et de fumée.
La peur nous saisit tous ; pour la première fois
On vit pleurer Gudin et rougir de Charnois12 .
En calembours forcés leur maître se consume ;
Ils n’attendent plus rien de sa pesante plume ;
On dit qu’on a vu même en ce désordre affreux
Le Noir qui d’espions garnissait tous les lieux.
Soudain vers l’Opéra l’effroi nous précipite
On nous suit, nous entrons ; mon maître, mis en fuite
Voit voler en lambeaux Tarare fracassé
Dans sa loge lui-même il tombe embarrassé.
Excusez ma longueur ; cette scène cruelle
Sera pour moi d’ennuis une source éternelle.
J’ai vu, messieurs, j’ai vu ce maître si chéri
Traîné par un exempt que sa main a nourri13 .
Il veut le conjurer et son discours l’effraie ;
Ils montent dans un char dont le Roi les défraie ;
Sous le fouet du cocher le quartier retentit.
Le fiacre impétueux enfin se ralentit :
Il s’arrête non loin de cet autel antique
Ou de Vincent de Paul est la froide relique14  ;
Je cours en soupirant et la garde me suit.
D’un peuple d’étourneaux la file nous conduit.
Le faubourg en est plein ; leur bouche dégoûtante
Conte de Beaumarchais l’aventure sanglante.
J’arrive, je l’appelle, et, me tendant la main,
Il ouvre le guichet qu’il referme soudain :
Le Roi, dit-il alors, me jette à Saint-Lazare ;
Prenez soin entre vous de ce pauvre Tarare.
Cher ami, si le prince, un jour plus indulgent,
Veut bien de cet affront15 me payer en argent,
Pour me faire oublier quelques jours d’abstinence,
Dis-lui qu’il me délivre une bonne ordonnance ;
Qu’il me rende… — A ces mots, le héros enfermé
Est resté devant moi comme un oison plumé,
Triste objet où des dieux triomphe la justice,
Mais qu’on n’aurait pas dû fesser comme un novice.

  • 1Récit du portier du Sr Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Parodie du récit de Théramène.
  • 2Cette apostrophe est de Beaumarchais; elle est devenue injure et proverbe.
  • 3L’abbé Sabatier, conseiller clerc au Parlement de Paris. — (Il a été depuis, en 1787, enfermé au Mont‑Saint-Michel, pour discours peu décent devant le Roi dans une séance du Parlement). (M.) (R)
  • 4Phrase d’un mémoire de Beaumarchais en réponse à celui du sieur Kornmann : filer des phrases et tricoter des mots.)
  • 5Sainte‑Foix, ancien surintendant de M. le comte d’Artois, qui a été chassé et blâmé par arrêt. — Gudin, fils d’un horloger protestant, littérateur assez distingué. (R)
  • 6Premier écrit sur les eaux de Paris.
  • 7Directeurs de la compagnie des eaux de Paris. (M.) (R)
  • 8Le comte de Mirabeau, qui a écrit contre les eaux et qui par suite a fait un vigoureux factum contre le sieur Beaumarchais. (M.) (R)
  • 9L’avocat Bergasse, défenseur de Kornmann. (M.) (R)
  • 10Le prince de Nassau avait été compromis dans l’affaire Kornmann par Beaumarchais. (M) (R)
  • 11Expression de la préface du Mariage de Figaro. (M.) (R)
  • 12 Auteur d’une Réponse à un homme impartial en faveur de Beaumarchais. (M.) (R)
  • 13L'exempt qui l'a arrêté dînait tous les jours chez lui.
  • 14Saint-Lazare.
  • 15Allusion à la correction que l’on prétendait avoir été infligée à Beaumarchais dans la prison de Saint‑Lazare. (R)

Numéro
$1595


Année
1787

Auteur
Rivarol



Références

Raunié, X,267-70 -Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.202-05