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La guerre civile de Genève, ou les Amours de Robert Covelle. Chant I

         La guerre civile de Genève,

    ou les Amours de Robert Covelle.

Poème héroïque avec des notes instructives.


              Chant premier

Auteur sublime, inégal et bavard1 ,

Toi qui chantas le rat et la grenouille,

Daigneras-tu m’instruire dans ton art ?

Poliras-tu les vers que je barbouille ?

O Tassoni2 ! plus long dans tes discours,

De vers prodigue, et d’esprit fort avare,

Me faudra-t-il, dans mon dessein bizarre,

De tes langueurs implorer le secours ?

Grand Nicolas3 , de Juvénal émule,

Peintre des mœurs, surtout du ridicule,

Ton style pur aurait pu me tenter ;

Il est trop beau, je ne puis l’imiter :

A son génie il faut qu’on s’abandonne ;

Suivons le nôtre, et n’invoquons personne.

Au pied d’un mont4 que les temps ont pelé,

Sur le rivage où, roulant sa belle onde,

Le Rhône échappe à sa prison profonde,

Et court au loin par la Saône appelé,

On voit briller la cité genevoise,

Noble cité, riche5 , fière, et sournoise ;

On y calcule, et jamais on n’y rit ;

L’art de Barême6 est le seul qui fleurit :

On hait le bal, on hait la comédie ;

Du grand Rameau l’on ignore les airs :

Pour tout plaisir Genève psalmodie

Du bon David les antiques concerts,

Croyant que Dieu se plaît aux mauvais vers7 ;

Des prédicants la morne et dure espèce

Sur tous les fronts a gravé la tristesse.

C’est en ces lieux que maître Jean Calvin,

Savant Picard, opiniâtre et vain,

De Paul apôtre, impudent interprète,

Disait aux gens que la vertu parfaite

Est inutile au salut du chrétien ;

Que Dieu fait tout, et l’honnête homme rien.

Ses successeurs en foule s’attachèrent

A ce grand dogme, et très mal le prêchèrent.

Robert Covelle était d’un autre avis ;

Il prétendait que Dieu nous laisse faire ;

Qu’il va donnant châtiment ou salaire

Aux actions, sans gêner les esprits.

Ses sentiments étaient assez suivis

Par la jeunesse, aux nouveautés encline.

Robert Covelle, au sortir d’un sermon

Qu’avait prêché l’insipide Brognon8 ,

Grand défenseur de la vieille doctrine,

Dans un réduit rencontra Catherine

Aux grands yeux noirs, à la fringante mine,

Qui laissait voir un grand tiers de téton

Rebondissant sous sa mince étamine.

Chers habitants de ce petit canton,

Vous connaissez le beau Robert Covelle,

Son large nez, son ardente prunelle,

Son front altier, ses jarrets bien dispos,

Et tout l’esprit qui brille en ses propos.

Jamais Robert ne trouva de cruelle.

Voici les mots qu’il dit à sa pucelle :

« Mort de Calvin ! quel ennuyeux prêcheur

Vient d’annoncer à son sot auditoire

Que l’homme est faible et qu’un pauvre pécheur

Ne fit jamais une oeuvre méritoire ?

J’en veux faire une. » Il dit, et dans l’instant,

O Catherine, il vous fait un enfant.

Ainsi Neptune en rencontrant Phillyre,

Et Jupiter voyant au fond des bois

La jeune Io pour la première fois,

Ont abrégé le temps de leur martyre ;

Ainsi David, vainqueur du Philistin,

Vit Bethsabée, et lui planta soudain,

Sans soupirer, dans son pudique sein

Un Salomon et toute son engeance ;

Ainsi Covelle en ses amours commence ;

Ainsi les rois, les héros et les dieux,

En ont agi. Le temps est précieux.

Bientôt Catin dans sa taille arrondie

Manifesta les oeuvres de Robert.

Les gens malins ont l’oeil toujours ouvert,

Et le scandale a la marche étourdie.

Tout fut ému dans les murs genevois ;

Du vieux Picard9 on consulta les lois ;

On convoqua le sacré consistoire ;

Trente pédants en robe courte et noire

Dans leur taudis vont siéger après boire,

Prêts à dicter leur arrêt solennel.

Ce n’était pas le sénat immortel

Qui s’assemblait sur la voûte éthérée

Pour juger Mars avec sa Cythérée10 ,

Surpris tous deux l’un sur l’autre étendus,

Tout palpitants, et s’embrassant tout nus.

La Catherine avait caché ses charmes ;

Covelle aussi, de peur d’humilier

Le sanhédrin trop prompt à l’envier,

Cache avec soin ses redoutables armes.

Du noir sénat le grave directeur

Est Jean Vernet11 , de maint volume auteur,

Le vieux Vernet, ignoré du lecteur,

Mais trop connu des malheureux libraires ;

Dans sa jeunesse il a lu les saints pères,

Se croit savant, affecte un air dévot :

Broun12 est moins fat, et Needham est moins sot.

Les deux amants devant lui comparaissent.

A ces objets, à ces péchés charmants,

Dans sa vieille âme en tumulte renaissent

Les souvenirs des tendres passe-temps

Qu’avec Javotte il eut dans son printemps.

Il interroge ; et sa rare prudence

Pèse à loisir, sur chaque circonstance,

Le lieu, le temps, le nombre, la façon.

« L’amour, dit-il, est l’oeuvre du démon ;

Gardez-vous bien de la persévérance,

Et dites-moi si les tendres désirs

Ont subsisté par-delà les plaisirs. »

Catin subit son interrogatoire

Modestement, jalouse de sa gloire,

Non sans rougir ; car l’aimable pudeur

Est sur son front comme elle est dans son coeur.

Elle dit tout, rend tout clair et palpable,

Et fait serment que son amant aimable

Est toujours gai devant, durant, après.

Vernet, content de ces aveux discrets,

Va prononcer la divine sentence :

« Robert Covelle, écoutez à genoux.

 A genoux, moi !  Vous-même.  Qui ? moi !  Vous ;

A vos vertus joignez l’obéissance. »

Covelle alors, à sa mâle éloquence

Donnant l’essor, et ranimant son feu,

Dit : « Je fléchis les genoux devant Dieu,

Non devant l’homme ; et jamais ma patrie

A mon grand nom ne pourra reprocher

Tant de bassesse et tant d’idolâtrie.

J’aimerais mieux périr sur le bûcher

Qui de Servet a consumé la vie ;

J’aimerais mieux mourir avec Jean Hus,

Avec Chausson13 , et tant d’autres élus,

Que m’avilir à rendre à mes semblables

Un culte infâme et des honneurs coupables ;

J’ignore encor tout ce que votre esprit

Peut en secret penser de Jésus-Christ14 ;

Mais il fut juste, et ne fut point sévère :

Jésus fit grâce à la femme adultère,

Il dédaigna de tenir à ses pieds

Ses doux appas, de honte humiliés ;

Et vous, pédants, cuistres de l’Évangile,

Qui prétendez remplacer en fierté

Ce qui chez vous manque en autorité,

Nouveaux venus, troupe vaine et futile,

Vous oseriez exiger un honneur

Que refusa Jésus-Christ mon Sauveur !

Tremblez, cessez d’insulter votre maître...

Tu veux parler ; tais-toi, Vernet... Peut-être

Me diras-tu qu’aux murs de Saint-Médard,

Trente prélats, tous dignes de la hart,

Pour exalter leur sacré caractère,

Firent fesser Louis le Débonnaire15 ,

Sur un cilice étendu devant eux ?

Louis était plus bête que pieux :

La discipline, en ces jours odieux,

Était d’usage, et nous venait du Tibre ;

C’était un temps de sottise et d’erreur.

Ce temps n’est plus ; et si ce déshonneur

A commencé par un vil empereur,

Il finira par un citoyen libre16 . »

A ces discours tous les bons citadins,

Pressés en foule à la porte, applaudirent,

Comme autrefois les chevaliers romains

Battaient des pieds et claquaient des deux mains

Dans le forum, alors qu’ils entendirent

De Cicéron les beaux discours diffus

Contre Verrès, Antoine, et Céthégus17 ,

Ses tours nombreux, son éloquente emphase,

Et les grands mots qui terminaient sa phrase :

Tel de plaisir le parterre enivré

Fit retentir les clameurs de la joie

Quand l’Écossaise abandonnait en proie

Aux ris moqueurs du public éclairé

Ce lourd Fréron18 , diffamé par la ville,

Comme un bâtard du bâtard de Zoïle.

Six cents bourgeois proclamèrent soudain

Robert Covelle heureux vainqueur des prêtres,

Et défenseur des droits du genre humain.

Chacun embrasse et Robert et Catin

Et, dans leur zèle, ils tiennent pour des traîtres

Les prédicants qui, de leurs droits jaloux,

Dans la cité voudraient faire les maîtres,

Juger l’amour, et parler de genoux.

Ami lecteur, il est dans cette ville

De magistrats un sénat peu commun,

Et peu connu. Deux fois douze, plus un,

Font le complet de cette troupe habile.

Ces sénateurs, de leur place ennuyés,

Vivent d’honneur, et sont fort mal payés ;

On ne voit point une pompe orgueilleuse

Environner leur marche fastueuse :

Ils vont à pied comme les Manlius,

Les Curius, et les Cincinnatus ;

Pour tout éclat, une énorme perruque

D’un long boudin cache leur vieille nuque,

Couvre l’épaule, et retombe en anneaux ;

Cette crinière a deux pendants égaux,

De la justice emblème respectable ;

Leur col est roide, et leur front vénérable

N’a jamais su pencher d’aucun côté ;

Signe d’esprit et preuve d’équité.

Les deux partis devant eux se présentent,

Plaident leur cause, insistent, argumentent ;

De leurs clameurs le tribunal mugit ;

Et plus on parle, et moins on s’éclaircit ;

L’un se prévaut de la sainte Écriture ;

L’autre en appelle aux lois de la nature ;

Et tous les deux décochent quelque injure

Pour appuyer le droit et la raison.

Dans le sénat il était un Caton,

Paul Gallatin, syndic de cette année,

Qui crut l’affaire en ces mots terminée :

« Vos différends pourraient s’accommoder.

Vous avez tous l’art de persuader.

Les citoyens et l’éloquent Covelle

Ont leurs raisons... les vôtres ont du poids...

C’est ce qui fait... l’objet de la querelle...

Nous en pourrons parler une autre fois...

Car... en effet... il est bon qu’on s’entende...

Il faut savoir ce que chacun demande...

De tout état l’Église est le soutien...

On doit surtout penser au... citoyen...

Les blés sont chers, et la disette est grande.

Allons dîner... les genoux n’y font rien19 . »

A ce discours, à cet arrêt suprême,

Digne en tout sens de Thémis elle-même,

Les deux partis, également flattés,

Également l’un et l’autre irrités,

Sont résolus de commencer la guerre.

O guerre horrible ! ô fléau de la terre !

Que deviendront Covelle et ses amours ?

Des bons bourgeois le bras les favorise ;

Mais les bourgeois sont un faible secours

Quand il s’agit de combattre l’Église.

Leur premier feu bientôt se ralentit,

Et pour l’éteindre un dimanche suffit.

Au cabaret on est fier, intrépide ;

Mais au sermon qu’on est sot et timide !

Qui parle seul a raison trop souvent ;

Sans rien risquer sa voix peut nous confondre.

Un temps viendra qu’on pourra lui répondre ;

Ce temps est proche, et sera fort plaisant.

  • 1Homère, qui a fait le combat des grenouilles et des rats.
  • 2L’auteur de la Secchia rapita, ou de la terrible guerre entre Bologne et Modène, pour un seau d’eau.
  • 3Nicolas Boileau.
  • 4La montagne de Salève, partie des Alpes.
  • 5Les seuls citoyens de Genève ont quatre millions cinq cent mille livres de rentes sur la France, en divers effets. Il n’y a point de ville en Europe qui, dans son territoire, ait autant de jolies maisons de campagne, proportion gardée. Il y a cinq cents fourneaux dans Genève, où l’en fond l’or et l’argent: on y poussait autrefois des arguments théologiques.
  • 6Auteur des Comptes faits.
  • 7Ces vers sont dignes de la musique; on y chante les commandements de Dieu sur l’air Réveillez-vous, belle endormie.
  • 8Prédicant genevois.
  • 9Calvin, chanoine de Noyon.
  • 10Le Soleil, comme on sait, découvrit Vénus couchée avec Mars, et Vulcain porta sa plainte au consistoire de là-haut.
  • 11Vernet, professeur en théologie, très plat écrivain, fils d’un réfugié. Nous avons ses lettres originales par lesquelles il pria l’auteur de l’Essai sur les moeurs de le gratifier de l’édition, et de l’accepter pour correcteur d’imprimerie. Il fut refusé, et se jeta dans la politique.
  • 12Broun, prédicant écossais, qui a écrit des sottises et des injures, de compagnie avec Vernet. Ce prédicant écossais venait souvent manger chez l’auteur sans être prié, et c’est ainsi qu’il témoigna sa reconnaissance. Needham est un jésuite irlandais, imbécile qui a cru faire des anguilles avec de la farine. On a donné quelque temps dans sa chimère, et quelques philosophes même ont bâti un système sur cette prétendue expérience, aussi fausse que ridicule.
  • 13Chausson, fameux partisan d’Alcibiade, d’Alexandre, de Jules César, de Giton, de Desfontaines, de l’âne littéraire, brûlé chez les Welches au xviie siècle.
  • 14Voyez l’article Genève dans l’Encyclopédie. Jamais Vernet n’a signé que Jésus est bien consubstantiel à Dieu le père. A l’égard de l’Esprit, il n’en parle pas.
  • 15Voyez l’histoire de l’Empire et de France.
  • 16Il est très vrai que les ministres citèrent à Covelle l’exemple de Louis le Débonnaire ou le Faible, et qu’il leur fit cette réponse.
  • 17Céthégus, complice de Catilina.
  • 18Maître Aliboron, dit Fréron, était à la première représentation de l’Écossaise. Il fut hué pendant toute la pièce, et reconduit chez lui par le public avec des huées.
  • 19C’est le refrain d’une chanson grivoise: Et lon, lan, la, les genoux n’y font rien.

Numéro
$7712


Année
1768

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du Dix-huitième siècle, p.3-35 - 59-72 - Poésies satyriques, p.111-160


Notes

La guerre civile de Genève, occupe les numéros $7712-7716