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La guerre civile de Genève, ou les Amours de Robert Covelle. Chant V

La guerre civile de Genève,

ou les Amours de Robert Covelle. 

Poème héroïque avec des notes instructives.


              Chant Cinquième

   Des prédicants les âmes réjouies

Rendaient à Dieu des grâces infinies1

Sincèrement du mal qu’on avait fait:

Le coeur d’un prêtre est toujours satisfait

Si les plaisirs que son rabbat condamne

Sont enlevés au séculier profane.

Qu’arriva-t-il? Le désordre s’accrut

Quand de ces lieux le plaisir disparut.

Mieux qu’un sermon l’aimable comédie

Instruit les gens, les rapproche, les lie:

Voilà pourquoi la discorde en tout temps

Pour son séjour a choisi les couvents.

Les deux partis, plus fous qu’à l’ordinaire,

S’allaient gourmer, n’ayant plus rien à faire;

Et tous les soins du ministre de paix

Dans la cité sont perdus désormais:

Mille horlogers2 , de qui les mains habiles

Savaient guider leurs aiguilles dociles,

D’un acier fin régler les mouvements,

Marquer l’espace, et diviser le temps,

Renonçaient tous à leurs travaux utiles:

Le trouble augmente; on ne sait plus enfin

Quelle heure il est dans les murs de Calvin.

On voit leurs mains tristement occupées

A ranimer sur un grès plat et rond

Le fer rouillé de leurs vieilles épées;

Ils vont chargeant de salpêtre et de plomb

De lourds mousquets dégarnis de platine;

Le fer pointu qui tourne à la cuisine,

Et fait tourner les poulets déplumés,

Bientôt se change, aux regards alarmés,

En longue pique, instrument de carnage;

Et l’ouvrier, contemplant son ouvrage,

Tremble lui-même, et recule de peur.

   O jours! ô temps de disette et d’horreur!

Les artisans, dépourvus de salaire,

Nourris de vent, défiant les hasards,

Meurent de faim, en attendant que Mars

Les extermine à coups de cimeterre,

Avant ce temps l’industrie et la paix

Entretenaient une honnête opulence,

Et le travail, père de l’abondance,

Sur la cité répandait ses bienfaits:

La pauvreté, sèche, pale, au teint blême,

Aux longues dents, aux jambes de fuseaux,

An corps flétri, mal couvert de lambeaux,

Fille du Styx, pire que la mort même,

De porte en porte allait traînant ses pas;

Monsieur Labat la guette, et n’ouvre pas3 :

Et cependant Jean-Jacque et sa sorcière,

Le beau Covelle et sa reine d’amour,

Avec Bonnet buvaient le long du jour

Pour soulager la publique misère.

Au cabaret le bon milord payait;

Des indigents la foule s’y rendait;

Pour s’en défaire, Abington leur jetait

De temps en temps de l’or par les fenêtres:

Nouveau secret, très peu connu des prêtres.

L’or s’épuisa, le secours dura peu.

Deux fois par jour il faut qu’un mortel mange;

Sous les drapeaux il est beau qu’il se range,

Mais il faudrait qu’il eût un pot-au-feu.

   C’en était fait; les seigneurs magnifiques4

Allaient subir le sort des républiques,

Sort malheureux qui mit Athène aux fers,

Abîma Tyr et les murs de Carthage,

Changea la Grèce en d’horribles déserts,

Des fils de Mars énerva le courage,

Dans des filets5 prit l’empire romain,

Et quelque temps menaça Saint-Marin6 .

Hélas! un jour il faut que tout périsse!

Dieu paternel, sauvez du précipice

Ce pauvre peuple, et reculez sa fin

   Dans le conseil le doux Paul Gallatin

Cède à l’orage, et, navré de tristesse,

Quitte un timon qui branlait dans sa main.

   Nécessité fait bien plus que sagesse.

Cramer un jour, ce Cramer dont la presse

A tant gémi sous ma prose et mes vers,

Au magasin déjà rongés des vers;

Le beau Cramer, qui jamais ne s’empresse

Que de chercher la joie et les festins,

Dont le front chauve est encor cher aux belles,

Acteur brillant dans nos pièces nouvelles;

Cramer, vous dis-je, aimé des citadins,

Se promenait dans la ville affligée,

Vide d’argent, et d’ennuis surchargée.

Dans sa cervelle il cherchait un moyen

De la sauver, et n’imaginait rien.

A la fenêtre il voit madame Oudrille,

Et son époux, et son frère, et sa fille,

Qui chantaient tous des chansons en refrain

Près d’un buffet garni de chambertin.

Mon cher Cramer est homme qui se pique

De se connaître en vin plus qu’en musique.

Il entre, il boit; il demeure surpris,

Tout en buvant, de voir de beaux lambris,

Des meubles frais, tout l’air de la richesse:

« Je crois, dit-il non sans quelque allégresse,

Que la fortune enfin vous a compris

Au numéro de ses chers favoris.

L’an dix-sept cent deux, six, ou je me trompe,

Vous étiez loin d’étaler cette pompe;

Vous demeuriez dans le fond d’un taudis;

Votre gosier, raclé par la piquette,

Poussait des sons d’une voix bien moins nette :

Pour Dieu, montrez à mes sens ébaudis

Par quel moyen votre fortune est faite. »

   Madame Oudrille en ces mots répliqua:

« La pauvreté longtemps nous suffoqua,

Quand la discorde était dans la famille,

Et de chez elle écartait le bon sens.

J’étais brouillée avec monsieur Oudrille,

Monsieur Oudrille avec tous ses parents,

Ma belle-soeur l’était avec ma fille;

Nous plaidions tous, nous mangions du pain bis.

Notre intérêt nous a tous réunis

Pour être en paix dans son lit comme à table,

Le premier point est d’être raisonnable;

Chacun, cédant un peu de son côté,

Dans la maison met la prospérité. »

   Cramer aimait cette saine doctrine:

D’un trait de feu son esprit s’illumine;

Il se recueille, il fait son pronostic,

Boit, prend congé, puis avise un syndic

Qui disputait dans la place voisine

Avec Deluc, et Clavière, et Flournois;

Trois conseillers et quatre bons bourgeois

Auprès de là criaient à pleine tête,

Et se morguaient d’un air très malhonnête.

Cramer leur dit: « Madame Oudrille est prête

A vous donner du meilleur chambertin:

Montez là-haut, c’est l’arrêt du destin;

Ce jour pour vous doit être un jour de fête.

Chacun y court, citadin, conseiller

Le beau Covelle y monte le premier;

En jupon blanc sa belle requinquée,

Les cheveux teints d’une poudre musquée,

L’accompagnait, et serrait son blondin,

Qui sur le cou lui passait une main.

A leur devant madame Oudrille arrive;

Sa face est ronde, et sa mine est naïve:

En la voyant, le coeur se réjouit.

Elle conta comment elle s’y prit

Pour radouber sa barque délabrée.

   Tout le conseil entendit la leçon:

Le peuple même écouta la raison.

Les jours sereins de Saturne et de Rhée,

Les temps heureux du beau règne d’Astrée,

Dès ce moment renaquirent pour eux;

On rappela les danses et les jeux

Qu’avait bannis Calvin l’impitoyable,

Jeux protégés par un ministre aimable,

Jeux détestés de Vernet l’ennuyeux.

Celle qu’on dit de Jupiter la fille,

Mère d’amour et des plaisirs de paix,

Revint placer son lit à Plainpalais7 .

Genève fut une grande famille;

Et l’on jura que si quelque brouillon

Mettait jamais le trouble à la maison,

On l’enverrait devers madame Oudrille.

   Le roux Rousseau, de fureur hébété,

Avec sa gaupe errant à l’aventure,

S’enfuit de rage, et fit vite un traité

 

Contre la paix qu’on venait de conclure.

  • 1Expression si familière à l’un d’entre eux que, l’ayant répétée vingt fois dans un sermon, un de ses parents lui dit: « Je te rends des grâces infinies d’avoir fini. »
  • 2Genève fait un commerce de montres qui va par année à plus d’un million. Les horlogers ne sont pas des artisans ordinaires; ce sont, comme l’a dit l’auteur du Siècle de Louis XIV, des physiciens de pratique. Les Graham et les Le Roy ont joui d’une grande considération; et M. Le Roy d’aujourd’hui est un des plus habiles mécaniciens de l’Europe. Les grands mécaniciens sont aux simples géomètres ce qu’un grand poète est à un grammairien.
  • 3C’est un Français réfugié, qui, par une honnête industrie et par un travail estimable, s’est procuré une fortune de plus de deux millions. Presque toutes les familles opulentes de Genève sont dans le même cas. Les enfants de M. Hervart, contrôleur général des finances sous le cardinal Mazarin, se retirèrent dans la Suisse et en Allemagne, avec plus de six millions, à la révocation de l’édit de Nantes. La Hollande et l’Angleterre sont remplies de familles réfugiées qui, ayant transporté les manufactures, ont fait des fortunes très considérables, dont la France a été privée. La plupart de ces familles reviendraient avec plaisir dans leur patrie, et y rapporteraient plus de cent millions, si l’on établissait en France la liberté de conscience, comme elle l’est dans l’Allemagne, en Angleterre, en Hollande, dans le vaste empire de la Russie, et dans la Pologne. Cette note nous a été fournie par un descendant de M. Hervart.
  • 4Quand les citoyens sont convoqués, le premier syndic les appelle souverains et magnifiques seigneurs.
  • 5Les filets de saint Pierre. Les curieux ne cessent d’admirer que des cordeliers et des dominicains aient régné sur les descendants des Scipions.
  • 6Le cardinal Albéroni, n’ayant pu bouleverser l’Europe, voulut détruire la république de Saint-Marin en 1739. C’est une petite ville perchée sur une montagne de l’Apennin, entre Urbin et Rimini. Elle conquit autrefois un moulin; mais, craignant le sort de la république romaine, elle rendit le moulin, et demeura tranquille et heureuse. Elle a mérité de garder sa liberté. C’est une grande leçon qu’elle a donnée à tous les États.
  • 7Plainpalais, promenade entre le Rhône et l’Arve aux portes de la ville, cou verte de maisons de plaisance, de jardins, et d’excellents potagers d’un très grand rapport. C’était autrefois un marais infect, plana palus, du temps qu’il n’était question dans Genève que de la grâce prévenante accordée à Jacob, et refusée à son frère le pate-pelu; qu’on ne parlait que des supralapsaires, des infralapsaires, des universalistes, de la perception de Dieu différente de sa vision, de plusieurs autres visions; de la manducation supérieure, de l’inutilité des bonnes oeuvres, des querelles de Vigilantius et de Jérôme, et autres controverses sublimes extrêmement nécessaires à la santé, et par le moyen desquelles on vit fort à l’aise, et on marie avantageusement ses filles. N. B. On a souvent donné à Plainpalais de très agréables rendez-vous avec toute la discrétion requise.

Numéro
$7716


Année
1768

Auteur
Voltaire



Références

Satiriques du Dix-huitième siècle, p.3-51 -  - Poésies satyriques, p.111-160


Notes

La guerre civile de Genève, occupe les numéros $7712-7716 - Toutes les notes sont reprises de l'édition de 1768 et sont donc le fait de Voltaire.