Aller au contenu principal

Épître à mon vaisseau

Épître à mon vaisseau

O vaisseau qui porte mon nom,

Puisses-tu comme moi résister aux orages !

L’empire de Neptune a vu moins de naufrages

Que le Permesse d’Apollon.

Tu vogueras peut-être à ces climats sauvages

Que Jean-Jacques a vantés dans son nouveau jargon.

Va débarquer sur ces rivages

Patouillet, Nonotte, et Fréron ;

A moins qu’aux chantiers de Toulon

Ils ne servent le roi noblement et sans gages.

Mais non, ton sort t’appelle aux dunes d’Albion.

Tu verras, dans les champs qu’arrose la Tamise,

La Liberté superbe auprès du trône assise :

Le chapeau qui la couvre est orné de lauriers ;

Et, malgré ses partis, sa fougue, et sa licence,

Elle tient dans ses mains la corne d’abondance

Et les étendards des guerriers.

Sois certain que Paris ne s’informera guère

Si tu vogues vers Smyrne où l’on vit naître Homère,

Ou si ton breton nautonnier

Te conduit près de Naple, en ce séjour fertile

Qui fait bien plus de cas du sang de saint Janvier

Que de la cendre de Virgile.

Ne va point sur le Tibre : il n’est plus de talents,

Plus de héros, plus de grand homme ;

Chez ce peuple de conquérants

Il est un pape, et plus de Rome.

Va plutôt vers ces monts qu’autrefois sépara

Le redoutable fils d’Alcmène,

Qui dompta les lions, sous qui l’hydre expira,

Et qui des dieux jaloux brava toujours la haine.

Tu verras en Espagne un Alcide nouveau,

Vainqueur d’une hydre plus fatale,

Des superstitions déchirant le bandeau,

Plongeant dans la nuit du tombeau

De l’Inquisition la puissance infernale.

Dis-lui qu’il est en France un mortel qui l’égale ;

Car tu paries, sans doute, ainsi que le vaisseau

Qui transporta dans la Colchide

Les deux jumeaux divins, Jason, Orphée, Alcide.

Baptisé sous mon nom, tu parles hardiment :

Que ne diras-tu point des énormes sottises

Que mes chers Français ont commises

Sur l’un et sur l’autre élément !

Tu brûles de partir : attends, demeure, arrête;

Je prétends m’embarquer, attends-moi, je te joins.

Libre de passions, et d’erreurs, et de soins,

J’ai su de mon asile écarter la tempête

Mais dans mes prés fleuris, dans mes sombres forêts,

Dans l’abondance, et dans la paix,

Mon âme est encore inquiète ;

Des méchants et des sots je suis encor trop près :

Les cris des malheureux percent dans ma retraite.

Enfin le mauvais goût qui domine aujourd’hui

Déshonore trop ma patrie.

Hier on m’apporta, pour combler mon ennui,

Le Tacite de La Blétrie.

Je n’y tiens point, je pars, et j’ai trop différé.

Ainsi je m’occupais, sans suite et sans méthode,

De ces pensers divers où j’étais égaré,

Comme tout solitaire à lui-même livré,

Ou comme un fou qui fait une ode,

Quand Minerve, tirant les rideaux de mon lit,

Avec l’aube du jour m’apparut, et me dit :

« Tu trouveras partout la même impertinence ;

Les ennuyeux et les pervers

Composent ce vaste univers :

Le monde est fait comme la France. »

Je me rendis à la raison ;

Et, sans plus m’affliger des sottises du monde,

Je laissai mon vaisseau fendre le sein de l’onde,

Et je restai dans ma maison.

Numéro
$2865


Année
1768

Auteur
Voltaire



Références

Voltaire, Oeuvres complètes, t.67, p.388-98


Notes

La   version reproduite est celle des Oeuvres complètes. On se reportera à cette édition pour une histoire complète du poème, de ses variantes et de sa bibliographie.