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Épître au Roi de Prusse

Épître au roi de Prusse1
Favori brillant du Destin,
Héros du Nord et du Parnasse,
De l’aimable cour de Berlin
L’Auguste à la fois et l’Horace,
Roi, dont le nom, de toutes parts
Vole et revole sur les ailes
De la Victoire et des Beaux-arts,
Roi, qu’un témoin des plus fidèles
Nous assure être fils de Mars
Et de l’une des Neuf Pucelles2  ;
Titres pour être des amis
Et de Voltaire et de Louis ;
Titres de noblesse amphibie,
Pour être dignement assis
Au trône et dans l’Académie ;
Titres, d’où naît la faculté
Le beau talent, le don commode
De faire avec facilité
Une chanson comme un traité,
Une conquête comme une ode ;
Prince, enfin, terrible et charmant,
Dont, pour tout dire élégamment,
La main royale est occupée
À manier également
Le compas, la lyre et l’épée.
Oh! le plus bel esprit des rois,
Par quelle rigueur impolie
N’avoir écrit depuis trois mois
Ni beaux vers, ni prose jolie
À ce roi de nos beaux esprits ?
Il peut le tenir à mépris.
Crois-moi, fais pour lui la folie
De laisser là tes beaux projets,
Tes alliés, tous tes sujets,
L’Empereur3 et son adversaire4 .
Qu’ils aillent par delà les ponts !
Voltaire te parle, réponds.
C’est là, c’est là ta grande affaire,
Sache, quand il a la bonté
De relancer Ta Majesté,
Qu’il te sied fort mal de te taire.
Est-ce donc tout que lui déplaire ?
Lui déplaire est le vrai danger,
Pour qui veut vivre dans l’histoire ;
Sa vanité vaut bien ta gloire,
Et les deux sont à ménager.
Garde-toi de désobliger
Le divin auteur de Mérope5 .
Si tu l’oses, je ne sais pas
Ce que diront, et tes soldats,
Tes peuples, l’empire et l’Europe.
Peut-être ne diront-ils mot.
Soit. Mais que diront Tiriot6
Et les Messieurs de chez Procope ?
Eh ! Qui de ces Messieurs, grand Roi,
Offensé dans son capitaine,
Voudra jamais prendre la peine
De composer un vers pour toi ?

Reviens donc à résipiscence,
Et romps au plus tôt le silence ;
Si d’abord du sien, puis du leur,
Tu ne veux subir la rigueur,
Dont tu sens trop la conséquence.

Mais encore un plus grand malheur
À craindre en cas d’impénitence ;
C’est qu’en rêve il est dangereux
Ce Voltaire si doucereux !
En rêve son audace éclate ;
En rêve il cajola ta Sœur !
Prends garde que, dans sa fureur,
En rêve, un jour il ne te batte.

  • 1Je m’avisai, par pure plaisanterie, de faire cette Épître au Roi de Prusse, à l’imitation de celle que lui venait d’écrire M. de Voltaire, qui commence ainsi : Du héros de la Germanie,/Je n’ai reçu depuis trois mois/Ni beaux vers, ni prose jolie, etc. (Piron)
  • 2Dans cette épître M. de Voltaire appelle le Roi de Prusse, fils de Mars et de Clio. (Piron)
  • 3Charles VII. (Piron)
  • 4Le duc de Toscane. (Piron)
  • 5On donnait alors Mérope et c’était fans la nouveauté de cette tragédie, dont le succès gonflait l’auteur, quoiqu’elle ne fût qu’une copie imparfaite de la Mérope du marquis Maffei, saupoudrée, par ci par là, d’un pillage de nos auteurs indistinctement jusqu’aux plus pauvres, puisque le plus beau coup de théâtre de Mérope est pris, tout cru, dans le Gustave du pauvre Piron. (Piron)
  • 6Tiriot, le thuriféraire, était l’homme que M. de V.*** chargeait de réciter ses ouvrages. Cette épître comme on voit, n’est que gaie ; cependant les partisans de M. de V.***, entre autres l’auteur du Mercure et quelques journalistes, prirent ma singerie pour une bonne chose et publièrent comme excellents les vingt-cinq premiers vers, et traitèrent de libelle le reste de l’épître. M. de V.*** voulut m’attirer un ennemi plus respectable, plus fort et plus à craindre que lui, en voulant mettre le Roi de Prusse de moitié dans une ironie qui ne tombe que sur le poète et sur sa familiarité téméraire. (Piron)

Numéro
$1840


Auteur
Piron



Références

Piron, OC, t.VIII; p.155-158