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Le Fermier

Le fermier1
Dom Jérôme Rustaut, glouton de forte espèce2 ,
Avait tant satisfait ses divers appétits,
Que sa famille et lui, plongés dans la tristesse,
A manger sobrement étaient presque réduits.
Ils avaient démembré la volaille menue,
Digne ornement du poulailler.
De sa triste déconvenue
N’ayant plus qu’à se désoler :
Car messieurs les dindons, vu leur noble origine,
Des restes de Jérôme empâtés à foison,
Avec tout le gros peuple oison,
Chez les petits poulets envoyaient la famine,
En portant la destruction.
Cependant le fermier dit : il faut que je mange
Mais avant je voudrais consulter Pillardin,
Mon fidèle batteur en grange.
Il dit, ou ne dit pas, mais il fait et soudain
Le batteur et Jérôme avisent au moyen
De satisfaire à la dépense.
Ma foi, dit Pillardin, plus j’y rêve et j’y pense,
Plus je vois que tout ira bien.
Oui, croyez-moi, Jérôme, il faut dès le jour même
Pour satisfaire enfin votre appétit extrême,
User du droit que Dieu vous donne avec le jour,
Celui de dégraisser un peu la basse-cour ;
Pourquoi donc conserver tout un peuple inutile ?
A qui sait bien vouloir le pouvoir est facile.
Montrez-vous une fois en maître souverain,
Et je réponds que dès demain
Sur votre plan chacun s’arrange.
Ainsi dit le batteur en grange,
Et Jérôme aussitôt répétant son discours,
Se hâte d’assembler de ses diverses cours
Tous les habitants imbéciles,
Qui, se montrant dociles,
Entendirent d’abord sans un mot riposter
Le discours que Jérôme eut peine à réciter.
Mais dès qu’ils ont ouï : il faut que je vous mange,
Chacun d’eux s’agita d’une manière étrange ;
Le mouton doucement bêlait un long soupir ;
Des dindons on voyait la crête purpurine,
Au milieu des glousglous, se dresser et pâlir ;
Le cochon en grognant fronce deux fois la mine ;
Tous criaient à la fois : Faut-il le tolérer ?
Quoi ! nous fûmes nourris aux dépens de tant d’autres
Et leurs jours consacrés pour conserver les nôtres
N’écartent pas l’honneur de nous voir dévorer.
Non, ne le souffrons pas. — Oh, oh ! le grand tapage !
Tenez ferme, Jérôme, il nous faut du courage,
Disait le batteur Pillardin,
Les affaires sont en bon train ;
S’arrêter là serait peu sage.
On combat, pensez, le gain
Doit fermer l’oreille à tout ce clabaudage. —
Messieurs, leur dit Jérôme, écoutez ma raison ;
J’ai faim, mon estomac ne s’emplit pas de vide,
Ainsi vite qu’on se décide.
Je ne demande point ni discours ni leçon
Si je dois vous manger, ou non ;
Je ne veux de vous autre chose,
Sinon que vous disiez, du moins, à quelle sauce,
Messieurs, chacun de vous est bon.

  • 1Cette pièce fut inspirée par une caricature du temps que les Mémoires secrets décrivent  ainsi qu’il suit : « On voit à table un gros fermier, il ne se trouve encore aucun mets à servir ; son garçon de basse‑cour, le coutelas à la main, semble disposé à faire main basse sur une foule d’animaux de trois espèces, des cochons, des coqs d’Inde, des moutons. On lit au bas cette harangue du garçon de basse‑cour.
  • 2Voici une troisième leçon de la fameuse fable. (Mémoires secrets, 27 avril b.)

Numéro
$1588


Année
1787




Références

Raunié, X,249-51 - Mémoires secrets, XXXV, 48-49