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Epître au roi de Prusse

             Épître au roi de Prusse

Tu croyais donc, grand roi, que ton puissant suffrage1 .

Serait de mes beaux jours le fortuné présage,

Et qu’on verrait l’envie interdite à ta voix,

Ainsi que la victoire obéir à tes lois ?

Mais chez nos beaux esprits ta faveur même est vaine.

Voltaire eut à la fois ton amour et leur haine.

Ils sentaient que le ciel, trop avare pour eux,

N’avait donné qu’à lui ces transports et ces feux ;

Et cette soif d’un cœur à la gloire fidèle,

Qui le fit soixante ans haleter après elle.

Aussi tes yeux l’ont vu frapper à coup pressés

Tous ses rivaux obscurs, de sa gloire offensés,

Et souvent, par le sel d’une heureuse satire,

Au sein de leur douleur les forcer de sourire.

Il fatigua lui seul, par ses nombreux travaux,

Les serpents du Parnasse et l’hydre des journaux ;

D’un siècle de succès désespéra l’envie ;

Et l’écrasant du poids d’une si belle vie,

Finit par un triomphe, et mourut couronné.

Pour moi, de la nature enfant abandonné,

Qui n’ai point des beaux-arts la fièvre enchanteresse ;

Moi, qui toujours bercé des mains de la paresse,

Et par la volupté de bonne heure amolli,

Ne doit faire qu’un pas de la mort à l’oubli,

Pourquoi suis-je engagé dans ces nobles querelles,

Des amants de la gloire épreuves éternelles ?

Dans un coin du Parnasse avec peine affermi,

Ai-je, par mes succès, affligé quelqu’ami,

Me fera-t-on payer la vogue inespérée

D’un discours innocent, qui des bords de la Sprée,

Aux rives de Léthé fût bientôt descendu,

Si ton auguste appui ne l’avait défendu !

Cependant le bruit court que ta main le couronne ;

Soudain frère Lourdis autrement en ordonne ;

Sur ses feuilles de plomb il trace mon arrêt ;

Pour cinq ou six lecteurs je suis mort, en effet !

Mais, qu’importe ? aux Lourdis il est bon de déplaire.

Des Zoïles du temps méritons la colère.

Telle est la loi du goût ! Si Lourdis ne le hait,

Le succès du bon livre est encore imparfait.

Parlez mieux, dira-t-on, du chef de nos critiques ;

Lui seul dans les journaux fait des extraits classiques :

Ses écrits que l’on trouve obscurs, diffus et froids,

Sont d’un homme qui pense et qui parle avec poids.

Nous n’avons pas pour vous des sentiments de haine,

Mais nous pleurons des arts la ruine prochaine ;

Et puisse quelquefois notre utile rigueur,

Au bon goût qui se perd, ramener un auteur !

Ah ! je vous reconnais, mes généreux confrères,

Vous pleurez un succès, vos larmes sont sincères.

Mais je pourrais encore aigrir vos déplaisirs,

Et de votre douleur égayant mes loisirs,

Exciter ma paresse à servir ma vengeance.

Dieu qui défend l’attaque, a permis la défense.

Il permet qu’à l’église, au théâtre, au barreau,

Une utile discorde allume son flambeau :

Le talent dormirait sans un peu de colère…

Aussi, n’allez donc pas, obscur folliculaire,

Quand vous m’insulterez, compter sur mon mépris.

Le plus vil d’entre vous pourrait s’y trouver pris.

En vain de sa bassesse un Pradon s’environne,

Boileau, dans son courroux, ne méprisait personne.

A qui donc cet Hercule a-t-il légué ses traits ?

Faudra-t-il s’en tenir à d’impuissants regrets ?

Et quand je vois partout, à l’abri du silence,

Pulluler de Cotins une famille immense,

Lorsqu’un hardi bouffon, assiégeant les Français,

Vient quêter sans pudeur l’opprobre d’un succès,

Et qu’une légion de beaux esprits manœuvres.

Harcèle des lecteurs fatigués de chefs-d’œuvre,

— Ne pourrais-je du moins, dans un jour de gaîté,

Condamner un Garasse à l’immortalité.

Ah ! d’un sort plus obscur goûtons les avantages :

Ces destins trop brillants amènent trop d’orages.

Non, non, je n’irai point, séchant dans les travaux,

Aux intérêts du goût immoler mon repos :

Dussé-je, vers la fin d’une vie abusée,

Couvrir mon front blanchi des lauriers d’un musée !

Je suis loin de prétendre à cet excès d’honneur.

Tel qu’un sage, à l’écart, poursuivant le bonheur,

Je veux passer sans bruit et glisser dans la vie,

Pour ne pas réveiller les serpents de l’envie.

Allons, frère Lourdis, donnez-nous chaque mois

L’extrait de votre esprit et de l’Esprit des Lois :

Tandis qu’à m’endormir votre prose s’obstine,

Clément fond sur Voltaire, et Mercier sur Racine.

O Frédéric ! tu vois vers quelle affreuse nuit

Précipite ses pas le siècle qui s’enfuit !

Le noble champ des arts n’est plus qu’un cimetière,

Figaro foule en paix le cendre de Molière ;

Un silence de mort règne dans ces déserts.

Seulement, quelquefois on entend dans les airs,

Des drames gémissants les voix mélancoliques,

Et des journaux hargneux les cris périodiques.

Grand roi ! que tu nacquis en de plus heureux temps !

Le ciel brillait alors de flambeaux éclatants,

Qui versant à grands flots leurs feux et leur lumière,

De Frédéric naissant, éclairaient la carrière.

Bientôt le nord tremblant au bruit de tes exploits,

Te vit associer, seul entre tous les rois,

Au casque des héros le laurier des poètes,

Et le charme des vers à l’éclat des conquêtes.

Heureux le conquérant sur le Pinde monté

Qui se fait à lui seul son immortalité !

De Mars et d’Apollon c’est une loi suprême,

Qu’un héros soit chanté, s’il ne chante lui-même.

Aussi, combien de rois, malgré leurs grands travaux,

Indignement couchés dans la nuit des tombeaux !

On n’a pu d’une larme honorer leur mémoire,

Vingt siècles en silence ont passé sur leur gloire :

Et pourtant ils vivraient, si d’un fils d’Apollon

La voix harmonieuse eût consacré leur nom.

Du vieillard de Ferney la main brillante et pure,

Tressa de tes lauriers l’immortelle verdure,

Et sur le même autel où tu reçus ses vœux,

Il t’offrit un encens qui brûlait pour tous deux ;

Vous commerciez de gloire en vous rendant hommage.

Vos noms toujours nouveaux, rajeunis d’âge en âge,

Brillant du double éclat des armes et des vers,

En vainqueurs alliés parcourront l’univers ;

Et l’on dira toujours, Frédéric et Voltaire,

Comme on unit encore Achille avec Homère.

  • 1Sa Majesté Prussienne ayant honoré l’auteur du Discours sur l’Universalité de la langue française de plusieurs lettres très ſlatteuses, elle ordonna qu’il fût reçu de l’Académie des sciences et-belles-lettres de Berlin.

Numéro
$7737


Auteur
Rivarol



Références

Satiriques des dix-huitième et dix-neuvième siècles, p.207-10