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Le meunier et les deux ânes .Fable

Le meunier et les deux ânes1

Fable2

Deux ânes ensemble servaient

Dans le moulin d’un seigneur d’importance.

Depuis longtemps ils y vivaient

De la meilleure intelligence,

Portant, reportant tour à tour,

Et le froment et la farine,

De la ferme au moulin et du moulin au four.

Ce n’était pas, je m’imagine,

Sans un droit de commission,

Sans happer à la dérobée,

Chemin faisant une goulée,

Tantôt de grain, tantôt de son.

Or il advint que le Diable fit naître,

Entre le meunier et son maître,

De disputer quelques légers sujets

Indifférents à nos baudets,

Qui, du moins le leur devaient être.

Le maître du moulin de crier, de gronder,

De tempêter, de clabauder ;

Le meunier s’en pique : il le boude

Et le quitte ; adieu le moulin,

Quiconque y voudra moudre y moude.

Un autre homme aussitôt prit la place et mit fin

A la querelle. Éloignons-nous d’ici,

Dit l’un des deux baudets à son ancien confrère,

Suivons le sort de maître Pierre.

Il part : allons-nous-en aussi.

Nous en aller ! Et pourquoi donc dit l’autre,

A son destin le nôtre est-il lié ?

Oui, pour sa gloire et pour la nôtre

Nous lui devons ce signe d’amitié

Et d’attachement et d’estime ;

Par ce trait d’héroïsme et de vertu sublime,

Montrons à l’univers que nous avons du cœur,

Et qu’il est des ânes d’honneur.

Ainsi dit l’autre âne fier. Son modeste confrère

Se mit à rire à ce noble propos.

Croyez-moi, lui dit-il, restons dans notre sphère :

Les ânes ne sont faits pour être des héros.

Porter du blé est notre unique affaire,

Qu’il soit moulu par maître Pierre,

Qu’il le soit par maître Martin,

Ainsi que le voudra le seigneur du moulin,

La chose nous doit être égale :

Le Ciel entre eux et nous a mis trop d’intervalle

Pour nous mêler de leur destin ;

N’oublions pas ce que nous sommes,

Et ne nous mêlons pas aux disputes des hommes.

Adieu, je vais porter mon grain.

L’autre alla dans le bois prochain,

Il s’y mit nuit et jour à braire,

En se plaignant de son humble confrère

Qui ne cessait de faire bonne chère,

Tandis que lui, le plus fier des ânons,

Était réduit à des chardons.

Un mois s’écoule et le seigneur rappelle

L’ancien meunier, homme de probité

Et dont il connaissait le zèle.

Alors l’âne orgueilleux, (chez qui la vanité

Va-t-elle se loger ?) s’en revient au plus vite,

Et s’apprête à chasser du gîte,

Son compagnon, humble dans son état.

Il ne veut plus, en âne délicat,

Porter des sacs en même compagnie ;

Il rue, il mord, il frappe : hors de mon écurie,

Lâche qui n’as montré, disait-il en fureur,

Pour maître Pierre aucune ardeur.

Maître Pierre entendant cet insolent reproche

Et tout le bruit qu’il faisait là,

S’arme d’un bâton et s’approche

Pour mettre entre eux deux le holà.

Bête de somme, à quoi m’est bon ton zèle ?

Lui dit-il en levant la main ;

Te sied-il, animal stupide autant que vain,

De faire l’important en prenant ma querelle ?

Ah ! Tu veux faire ici le beau diseur,

Et nous donner pour sentiments d’honneur,

Ta sordide avarice et ta sotte importance ;

Tends le dos et mange ton foin,

Et ne t’ingère d’avoir soin

Qui soit tant hors de ta puissance :

Sus que l’on marche. Il marche et jure entre ses dents.

Maître Pierre avait du bon sens.

Quand vous verrez gens de petite espèce

S’entremêler aux affaires des grands,

Croyez que les trois quarts du temps,

C’est impertinence ou bassesse.

  • 1Comme il régnait toujours au Palais beaucoup de division, soit entre les procureurs au Parlement qui avaient été supprimés, et les avocats du [Parlement Maupeou] redevenus leurs confrères, soit entre les avocats au Parlement de toutes les classes savoir, les purs, les sermentés, les soumis, et les vingt-huit et que ces derniers n’avaient encore pu parvenir à s’accorder que sur un seul point, celui de ne jamais communiquer en aucune manière avec l’avocat Linguet, ce génie turbulent qui était devenu également désagréable à tous les partis ; quelqu’un de ces esprits légers et sans consistance, toujours disposés à la plaisanterie et incapables d’adopter par choix aucune opinion particulière dans les affaires sérieuses, avait composé la fable suivante pour répandre le ridicule sur ces deux corps ; suit cette fable (Hardy).
  • 2Je vous ai promis des productions du S. de Beaumarchais. Voici déjà à bon compte une fable allégorique de sa façon, dont la pensée vous plaira sans doute, mais qui, je crois, vous paraîtra rendue avec trop de diffusion et de prolixité. Je n'ai pas besoin de vous prévenir qu'il faut entendre par les deux meuniers notre ancien Parlement et le nouveau, et par les deux ânes, l'ancien ordre des avocats et les avocats-procureurs engendrés par le chancelier Maupeou (CLS) - Lorsque Louis XVI a rappelé le parlement, les anciens procureurs n'ont pas voulu servir avec ceux qu étaient restés. Sur ce, grand débat au barreau: force mémoires et requêtes présentés de part et d'autre. Libelles, épigrammes, chansons, tout a été mis en oeuvre pour mettre le bon droit de son côté: les deux parties viennent dêtre mises hos de cour et de procès dans la fable suivante qu'on attribue à M. de Beaumarchais (Correspondance secrète, t.I, p.154-56

Numéro
$5867


Année
1774 décembre




Références

Hardy, III, 762-64 - CLS, 1775, p.1516 - Correspondance secrète, t.I, p.154-57