Clément Satire IX
Satire IX
Palinodie
Quel nouveau Siècle se prépare,
Fécond en prodiges divers !
Notre poétique Univers
Dans ses ruines se répare,
Et des eaux du Permesse avare
Tous les trésors vont être ouverts.
Déjà, partout sur le Parnasse,
Fourmille une nouvelle race
De grands hommes, tout frais éclos,
Qui vont tous envahir la place
De ceux que la Pâque vorace
Accumule en ses noirs enclos.
Cessons notre deuil littéraire ;
Tout notre mal est réparé :
Car, suivant l’oracle vulgaire,
La Harpe même, sur la terre,
Vaut mieux que Voltaire enterré.
Loin de l’obscurité plénière
Qui couvrit longtemps sa carrière,
L’abbé Raynal, tout radieux,
S’élance et répand la lumière
A la place des Montesquieux.
Mais ce Phaéton téméraire,
Dans son délire audacieux,
Et dans sa course incendiaire,
Allume la foudre des cieux
Et celle des dieux sur la terre ;
Et bientôt ce guide insensé,
Frappé d’un double trait, chancelle,
Et va, sous son char fracassé,
Tomber aux marais de Bruxelles.
Ne crois pas, vertueux Rousseau,
Que nous regrettions ton génie :
Sous ta cendre, au fond du tombeau
En vain l’Éloquence bannie
A caché son divin flambeau.
Rien n’est perdu, Mercier nous reste,
Infatigable prosateur,
Qui présent d’un air modeste
Son Bonnet de nuit au lecteur.
D’Alembert qui charmait la France
De son tendre et moelleux fausset,
Laisse-t-il pas son éloquence
En survivance à Condorcet ?
Et puisqu’on dit que la folie
Des grands talents est le vrai lot,
Qui jamais eut plu de génie
Et de talents que Diderot ?
En tous lieux, l’Encyclopédie
Fière de sa prose harde,
Elève pour ses harangueurs,
Et des tréteaux et des tribunes ;
Le Mercure a ses orateurs,
Et c’est la chambre des Communes
Des apprentis déclamateurs.
Là, nous voyons, chaque semaine,
Ces écoliers, déjà Docteurs,
Réformer la nature humaine,
Fronder tous nos législateurs :
Grands ministres, grands capitaines,
Richelieu, d’Aguesseau, Turenne,
Humiliez-vous, ombres vaines,
Devant ces fiers réformateurs !
Dérobons à la Parque obscure,
De ces superbes détracteurs,
Les noms enterrés au Mercure ;
Et ne louons pas à regret
Cretelle, Garat et Mallet.
Gloire en tous lieux, gloire immortelle
A Garat, Mallet et Cretelle !
Et vive le triumvirat
De Mallet, Cretelle et Garat !
Qui voudrait compter les richesses
De notre moderne Hélicon,
Compterait plutôt les prouesses
De ce Galant déjà barbon,
Qui, pour son usage, dit-on,
N’entretient que six cents maîtresses.
Combien de nouveaux inventeurs,
D’anciens rêves politiques,
D’historiens dissertateurs,
De Maimbourg grands imitateurs,
Et comme lui très véridiques ;
Ou bien de nos vieilles chroniques
Très patients compilateurs,
Répétant d’après cent auteurs,
Des vétilles bien authentiques
A leurs impatients lecteurs !
Qui peut nombrer les moralistes,
Directeurs encyclopédistes,
Missionnaires pleins de feu,
Qui tous, ou profès, ou novices,
Afin de mieux guérir nos vies,
Nous prêchen qu’il n’est plus de Dieu ?
A cette morale facile,
Le Sexe, autrefois indocile,
Soumet à présent sa raison.
Le Siècle, en grands hommes fertile,
N’eut à compter qu’une Ninon,
Et nous en comptons plus de mille.
Aujourd’hui la cour et la ville,
Et les cercles, et les boudoirs,
Et les bureaux, et les comptoirs,
Fourmillent de ces Aspasies,
Philosophes très accomplies,
Et sages même, j’y consens,
Quand elles ne sont plus jolies,
Et qu’on n’attaque plus leurs sens.
Mais tout à coup, je ne sais comme,
Elles deviennent grands Docteurs,
Auteurs, Gouverneurs, Précepteurs ;
Et pour dire le tout en somme,
De quelque nom partout ailleurs
Qu’une honnête femme se nomme,
Chez nous le Sexe a d’autres mœurs,
Et toute femme est honnête homme.
Tout beau ! de ces hommes de bien
Craignons d’éveiller la furie :
Un honnête homme, j’en conviens,
Sait entendre la raillerie ;
Mais le beau sexe n’entend rien :
Pour un bon mot, légère offense,
Est-ce un défaut que l’indulgence ?
Ce défaut-là n’est pas le sien.
Philosophe avec assurance
Quand il se livre à ses désirs,
S’il est homme pour les plaisirs,
Il est femme pour la vengeance.
De tant de langues et de cris,
N’excitons pas dans nos écrits
L’impétueuse intolérance
Et revenons aux beaux-esprits.
Ô grand prodige de notre âge !
Oui, j’ai vu briller, parmi nous,
Virgile en moderne équipage ;
Il avait notre ton, nos goûts,
Notre esprit et notre langage.
Pour plaire à ce Siècle charmant,
Se dépouillant, en homme habile,
De tout son antique ornement,
Il s’habillait plus galamment
Chez les fripiers du nouveau style,
Et se couvrait modestement
Du masque de l’abbé Delille.
Mais hélas, lorsque des Jardins
Parut un jour le froid ouvrage,
Tout honteux de son personnage
Et d’essuyer mille dédains,
Il jette un masque qui l’outrage
Et court au Léthé promptement
Se décrasser entièrement
Des traces d’un si laid visage.
En fuyant, le Chantre romain
Trouva, dit-on, sur son chemin
Ovide évoqué par Saint-Ange :
Lui serrant tristement la main,
Il lui dit : L’audace est étrange
De tous ces traducteurs français !
Celui-ci, dans ses vers en prose,
Changeant vos plus aimables traits,
Ô la belle métamorphose !
Vous a donné son air niais.
Consolons-nous de la disgrâce
Des traducteurs collégiaux ;
Vains copistes, cédez la place
A tous nos francs originaux.
Car aujourd’hui que le génie
Brille chez nous de toute part,
Quel abus, quelle ignominie
De suivre les Maîtres de l’Art !
Tous cherchent des routes nouvelles ;
Tous veulent être créateurs,
Et nous présentent des modèles
Qui n’auront point d’imitateurs.
Innover, tel est l’art suprême ;
Chacun, bâtissant un système,
Ne suit d’autre goût que le sien,
Fier de ne ressembler à rien,
Pour ne ressembler qu’à lui-même.
Ainsi le chantre des Saisons,
Dans son délire pacifique,
Ne doit qu’à lui les nouveaux sons
De sa lyre philosophique,
Et le charme soporifique
De ses doctorales Chansons,
Et cette grave Poésie
Qui plaît si fort à la Russie
Et va fleurir chez les Lapons.
Ainsi, malgré la vaine attaque
Des critiques présomptueux,
Le Poète du Zodiaque1 ,
Ce novateur impétueux,
Renverse les bornes timides
Qu’oppose aux Rimeurs intrépides
L’art sacré du docte coteau.
Dans le noble orgueil qui l’anime,
Il rit du goût pusillanime
Et de Racine, et de Boileau,
Et crée un langage nouveau,
Digne de son nouveau sublime.
A son poème ambitieux
Qu’importe l’ennui du Vulgaire !
Sans doute un public dédaigneux,
Sur des vers trop beaux pour lui plaire,
A dès longtemps, fermé les yeux ;
Mais la Postérité, plus juste,
Ira, dans le temple des arts,
Le venger, en plaçant son buste
Auprès du monument auguste,
Des Du Bartas et des Ronsards.
Ô vous qui, de nos vingt théâtres,
Très bénévoles amateurs,
Et spectateurs opiniâtres,
Jugez tour à tour des acteurs,
Et des pièces, et des auteurs,
De tout genre et de tous étages,
Etalez-nous les avantages
Des Dramaturges novateurs.
De nos tragiques pantomimes
Admirez les inventions ;
L’amour, les vengeances, les crimes
Qui raisonnent sans passions ;
Les belles décorations,
Au lieu des sentiments sublimes ;
Les horreurs sans émotions,
Et le pathétique en maximes.
Parmi cent rivaux orgueilleux,
Tyrans du tragique domaine,
Ducis lève un front sourcilleux,
Ecarte la troupe hautaine
Et, déployant ses bras nerveux,
Saisit, terrasse Melpomène,
L’enchaîne avec de doubles nœuds2 ,
Et la violant à nos yeux3 ,
Prétend consoler cette Reine,
Veuve de trois époux fameux4 ,
Et pleurant encor sur la scène
Un favori qui, cependant, * Voltaire.
La maltraitait assez souvent.
Mais quelle autre veuve, en pleureuse,
La larme à l’œil et l’air dolent,
Poussant des plaintes doucereuses,
S’avance d’un pas nonchalant !
Sur des échasses exhaussée
Pour affecter plus de grandeur,
A sa suite elle mène en chœur
Tous les bâtards de La Chaussée.
Sous ce lugubre accoutrement,
Qui peut reconnaître Thalie ?
Qu’est devenu son enjouement,
Son aimable et douce folie
Qui mêlait avec agrément
Le ton naïf au sentiment,
Et la raison à la saillie ?
Sans apprêt, sans riche ornement,
Elle n’était que plus jolie :
Mais aujourd’hui, quel changement !
Livrée à la mélancolie,
Le front ridé, noire et vieillie,
Elle nous prêche tristement ;
Ou, d’une mine recueillie,
Analyse le sentiment ;
De sa doctrine enorgueillie,
Prodigue le raisonnement ;
Et tombe enfin d’épuisement,
Dans les vapeurs ensevelie.
En vain, ce monstre contrefait
A la tristesse nous condamne.
Que sert un frivole regret ?
Si nous avons perdu Gresset
Et la Muse du Métronome,
Français, n’avons-nous pas Jeannot ?
N’avons-nous pas Aristophane,
Térence, et Molière, en un mot,
Ressuscités dans Palissot ?
Vous qui plaignez notre indigence,
Voyez les nouveaux rejetons
Qui croissent aux sacrés vallons :
Quels grands hommes en espérance !
Combien de sublimes talents
Dont on promet déjà l’aurore !
Que de poèmes excellents
Dont les vers sont à faire encore !
Chaque chef-d’œuvre, avant d’éclore,
Comme une éclipse est annoncé ;
On nous prédit la Rhodéide5 ;
On nous prédit la Pétréide6 ;
Et Brébeuf sera surpassé.
Tous les jours, nouvelle promesse
De quelques prodiges nouveaux,
Dont on fatigue les échos
Des antres voisins du Permesse.
Le Romain, dont les fiers pinceaux
Ornèrent de riches tableaux
Les vains systèmes d’Épicure,
Restait parmi nous sans rivaux ;
Ce poète de la nature
Va trouver enfin des égaux.
Ce n’est point parmi les retraites
Des nymphes amantes des bois ;
Ce n’est point aux routes secrètes
Dont le bonheur même a fait choix,
Que nos philosophes poètes
Vont consulter les interprètes
De la Nature et de ses lois.
C’est dans le séjour des intrigues,
Parmi le tumulte des brigues,
Qu’ils courent entendre sa voix ;
C’est dans l’antichambre servile
D’un millionnaire imbécile
Qu’ils vont épier son secret ;
C’est aux boudoirs de nos actrices,
Des arts nouvelles protectrices,
Qu’ils vont la prendre sur le fait :
Enfin, c’est dans la fange impure
De notre luxe et de nos mœurs
Qu’ils puissent les belles couleurs
Dont ils vont peindre la Nature.
Je suis confus, en vérité,
Quand j’entends des censeurs austères
Crier avec témérité,
Que nos domaines littéraires
Sont frappés de stérilité.
Taisez-vous, indiscrets zoïles ;
Quels siècles a-t-on vu jamais
En gros volumes si fertiles ?
Combien de plumes mercantiles
Vendent la science au rabais !
Combien de méthodes faciles
Pour tout apprendre par extraits !
Que d’importants dictionnaires !
Que de docteurs abécédaires !
Quels yeux couverts d’un voile épais
Pourraient nier tant de lumières,
Tant de raison, tant de progrès ?
En quel temps eut-on l’avantage
De voir fourmiller dans Paris
Plus de savants, de grands esprits,
Et de tout rang, et de tout âge ?
On trouve chez nos courtisans
Des penseurs et des moralistes ;
Nos grands seigneurs sont alchimistes,
Et nos marquis sont partisans
De nos profonds économistes ;
Nos ouvriers, nos artisans,
Sont politiques nouvellistes ;
Nos financiers sont bons plaisants,
Nos laquais encyclopédistes.
Le bel-esprit règne partout.
Le Louvre a ses académies,
Tout Paris a ses coteries,
Où l’esprit seul tient le haut bout ;
Et, malgré ce que dit l’envie,
On peut une fois en la vie,
Y trouver un homme de goût.
Que dirons-nous de ces Musées
Par les Muses inhabités,
Mais assidûment fréquentés
De précieuses empesées,
De charlatans décrédités,
De savantes tympanisées,
Et de poètes maltraités ?
C’est là que des écrivains blêmes
Lisent toujours, avec succès,
Ou de la prose, ou des poèmes,
Que le public ne lit jamais.
C’est à ces bourgeoises séances
Qu’on voit présider gravement
Des connaisseurs sans connaissances,
Beaux-esprits par abonnement,
Du jargon des hautes sciences
Endoctrinés légèrement,
Et retirant de leurs lumières
Même avantage et même fruit,
Qu’un aveugle des réverbères
Pour se guider durant la nuit.
De quel côté jeter la vue,
En quel endroit porter ses pas,
Sans rencontrer une recrue
D’auteurs titrés, d’auteurs pied-plat,
Et des rimeurs de tous états ?
Vais-je implorer le ministère
D’un homme puissant en crédit ?
Je lui parle de mon affaire ;
Et lui, sans m’écouter me dit
Quelque chanson qu’il vient de faire.
Celui-ci, nouveau magistrat,
Prenant Dorat pour son Barthole,
Devient bientôt à cette école,
D’apprenti juge, un maître fat.
Cet autre, galant militaire,
Sous les courtines de Vénus
Fait ses exercices de guerre,
Célèbre en jolis impromptus
Les combats qu’il livre à Cythère,
Et boit gaiement d’excellents vins
A la santé de nos marins
Qui battront un jour l’Angleterre.
Tandis que ce rimeur maçon
Perd son temps aux vers qu’il martèle.
Il laisse tomber sa maison,
Faut d’y mettre sa truelle.
Mon tailleur me gâte un habit
Dans un délire pindarique.
Monsieur Figaro m’étourdit
D’un opéra vraiment comique,
Dont il fredonne les refrains,
Et dont il a fait la musique.
Et ce marchand, dans sa boutique,
Aunant des vers alexandrins,
Médite un dénouement tragique
Où ses courtauds battront des mains.
Si j’essayais de vous décrire
Tout le menu peuple écrivain,
Quand j’aurais une voix d’airain,
Ma voix n’y pourrait suffire.
Adieu, Messieurs les Beaux-Esprits,
Soyez toujours par vos écrits
La gloire de votre Patrie ;
Du Dieu du goût et du génie,
Soyez toujours les favoris.
Si quelque esprit un peu caustique
Osait douter de vos succès,
Criez au Monstre, au Satirique,
Et prouvez bien qu’un bon critique
Ne saurait être un bon Français.
On peut tolérer la sottise,
Le libertinage effronté,
La licence et l’impiété ;
Mais un Censeur, dont la franchise
Démasque et plaisante à son gré
Le mauvais goût et l’ignorance
Dans ce siècle de tolérance,
Ne peut pas être toléré.
Tout ennemi de vos Ouvrages
Est un ennemi de l’État ;
C’est par des vengeances d’éclat
Qu’il faut laver de tels outrages.
Il faut par une grave Loi
Lui défendre à jamais de rire,
Lui commander, de par le Roi,
Que sans réserve il vous admire,
Et le condamner même à lire
Tous les drames de Durosoi.
- 1L’auteur du poème des Mots.
- 2Allusion aux doubles intrigues des pièces de cet auteur.
- 3 Un Ephore de Lacédémone coupa deux cordes des neuf que le musicien Phrynis avait à sa lyre, en lui disant : Ne viole point la musique.
- 4Corneille, Racine, Crébillon.
- 5La Rhodéide, poème épique de M. Roucher.
- 6La Pétréide, poème épique de M. Thomas.
Satiriques du dix-huitième siècle, t.II, p.130-47
Les 11 satires de Clément occupent les N°$7724-$7734. Elles figurent dans le recueil Satires par M. C***, Amsterdam et se trouvent à Paris chez les Marchands de nouveautés, 1786.